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Une ville ailleurs : La Nouvelle-Orléans, par Fabienne Kanor



Texte / Fabienne Kanor * Photos / © Louisiana Office of Tourism Publié dans le magazine Kostar n°85 - avril-mai 2023


Journaliste, réalisatrice de documentaire, Fabienne Kanor s’est vite fait un nom comme écrivaine. Les chiens ne font pas des chats, Anticorps, Je ne suis pas un homme, Louisiane… Autant de titres qui affirment un style et une personnalité. D’origine martiniquaise, elle est née à Orléans. Pour Kostar, elle a choisi de nous raconter sa Nouvelle-Orléans.


“Il y a des villes qui marchent sur le bouche à oreille. Des villes qui ont le chic pour faire parler d’elles. Des villes-fables, à force d’être contées et crues. Des villes qui font rêver, appellent, habitent et hantent. La Nouvelle-Orléans est de cette espèce-là. Je l’ai désirée avant de m’y rendre. Je l’ai mariée avant de la voir en vrai. Elle m’a d’abord eue, en pensée, et puis elle m’est restée au corps. Fatale et indélébile.

C’est à vélo – un vieil engin surmonté d’un guidon en forme de cornes – que je l’ai abordée pour la première fois. On entrait dans l’automne. Le ciel avait séché. Je roulais, libre, absorbant tout ce qui venait. Je me rappelle le cortège des chênes et les vérandas chères vs destroy. Je me rappelle les nids-de-poule inéluctables sur la chaussée, l’alternance lumière/nuages, les effluves de sucre, d’oignon et de friture et les mille raisons que je me trouvais pour m’arrêter. M’arrêter à la première terrasse aimable et avaler un chai soja industriel. M’arrêter pour l’ambiance, parce que ça swingue au tournant d’une rue et que ça jazze quelque part, parce que la fête n’est pas une petite affaire dans cette cité où se frottent, sans s’accoupler easy pour autant, passé, modernité, Afrique, Europe, Caraïbe, Amérique. M’arrêter pour voir de plus près la dégaine en bronze de Louis Armstrong, debout dans le parc qui porte son nom, la femme en pierre de City Park à dada sur un poisson géant, le cimetière où dort à perpétuité la prêtresse vaudou Marie Laveau mère. M’arrêter dans les quelques boutiques d’habits vintage du French Quarter dans l’espoir de dégoter mon bonheur. Fouiller pour la forme et tomber, au finish, sur des cravates à têtes de mort, des pantalons importables, des accessoires kitch non exportables et des perles de Mardi Gras gratis. Renoncer au look New Orleans et causer avec le marchand qui connaît, comme par hasard, quelqu’un qui cherche, comme par hasard, un locataire pour occuper la moitié d’un shotgun. Appeler ce fameux quelqu’un (répondeur), reprendre ma bécane, puis m’arrêter à deux pas du café Rose Nicaud, chez le bouquiniste le moins serviable du cosmos.


“M’arrêter pour l’ambiance, parce que ça swingue au tournant d’une rue et que ça jazze quelque part…”

La ville facile a la morgue de celles qui n’ont pas besoin d’éloges, ni de bouquets de fleurs pour se savoir belles. La ville facile ne se démène pas pour être aimée. Elle plaît. M’arrêter pour acheter un chapeau à larges bords parce que le soleil ne plaisante plus. M’arrêter pour laisser passer une parade de second line. Suivre le cortège et dodeliner de la tête sans savoir si c’est un mort ou des mariés qu’on fête. Revenir sur mes pas et me demander où mon vélo est garé. Penser plus tard aux minuscules et grandes choses à faire dans la semaine : aller à Algiers en ferry, prendre un bain de piscine au Country Club, descendre l’avenue Saint-Claude en tramway, me payer un billet d’entrée pour un concert haute qualité au Preservation Hall, commander du jus de gingembre dans l’unique restaurant à peu près sénégalais de la ville, m’initier au kemitic yoga né en Égypte, et aller voir le Mississippi, où, sur un coin du quai, une plaque trop courtaude pour être remarquée rappelle ce que fut, aussi, la big easy : un port de débarquement pour des milliers de femmes, d’hommes et d’enfants faits captifs, et l’un des plus grands marché d’esclaves du pays. Il y a des villes capables du pire et du meilleur. Des villes qui font hurler de peine et trembler de joie, quand même. Nawlins a ce pouvoir-là.”


Fabienne Kanor est invitée au festival Étonnants Voyageurs 2023 (Du 27 au 29 mai, Saint-Malo).



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