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Matthieu Poitevin, archi créateur



Interview / Patrick Thibault * Photos architecture © Caractère spécial  Publié dans le magazine Kostar n°89 - février-mars 2024


Ce matin de janvier, il fait un froid glacial. Kostar a la chance de visiter le chantier du Grand T, à Nantes, avec son architecte qui n’est pas venu depuis plusieurs semaines. Le voir s’émerveiller en permanence fait plaisir. Il croit plus que jamais en son projet. Et, comme vous pourrez le constater, il n’a pas sa langue dans sa poche.



Votre définition de l’architecture ? 

Aïe, ça attaque fort ! Je dirais essayer d’accompagner l’accélération d’un monde qui change en mieux.


Qu’est-ce qui caractérise votre architecture ? 

Le plaisir et la joie. L’engagement bien sûr mais cet aspect politique débouche sur un positionnement esthétique.


Pour le nouveau Grand T, vous avez donc gagné avec la métaphore de l’arbre ange-gardien…   

Je crois que j’ai réussi à déchiffrer dans les interlignes du programme ce qu’ils avaient dans la tête. Déchiffrer leurs attentes et les transcender pour aller au-delà de ce qu’ils espéraient.


Au-delà des attentes, c’est votre envie permanente…   

La seule utilité, c’est interpréter une demande pour aller au-delà et la transcender pour émerveiller, euphoriser et déranger, sinon ça ne sert à rien. Chaque matin, j’essaie d’être utile mais ça dure de 7h à 7h12. Au-delà, je n’y arrive pas.


À quoi doit-on s’attendre sur ce projet pour Nantes ?   

À être surpris, à s’interroger, à partager nos interrogations, nos émerveillements, avoir des yeux qui s'ouvrent et ne voir que la qualité des installations au profit des imaginaires. Ce qui m’intéresse, c’est ce qui ne se voit pas. Quand vous allez dans un restaurant, vous n’allez pas vous demander comment c’est fait, vous allez juste vous éclater. Pareil pour une musique, vous n’allez pas vous demander pourquoi le compositeur a mis telle note à côté d’une autre… Je cite ces exemples parce que c’est là où les réflexes cognitifs sont les plus rapides et directs. L’architecture devrait avoir cet effet-là, sans distance cognitive. 


“J'ai la prétention de signer une architecture extrêmement ambitieuse”

Ça veut dire que c’est une architecture sobre… 

J’essaie de faire une architecture de la disparition, comme si les volumes avaient toujours été là, de jouer discrètement avec un environnement. Je ne donne pas dans l’ostentatoire. Aujourd’hui, on assiste à un changement de paradigme. La façon de construire est plus vertueuse, il faut veiller à ce que l’empreinte environnementale soit non dramatique.


Ça fait des contraintes supplémentaires… 

Il n’y a pas d’autre alternative, on ne peut plus faire comme si de rien n’était. Ce n’est pas la planète qu’on essaie de sauver – elle était là avant nous et elle sera encore là après nous – mais on essaie de la rendre vivable pour nous les hommes et les espèces animales et végétales. On ne peut pas utiliser sans arrêt les énergies fossiles. On doit veiller à ne pas jeter, ne pas chauffer continuellement, ventiler comme les Romains et les Grecs. C’est le premier chantier de cette envergure avec un aussi lourd réemploi. C’est encore compliqué avec les normes mais le projet fera date. On s’aperçoit qu’en utilisant ce qu’on trouve, la beauté est la même. Pour une partie, c’est du Vinted architectural.


On verra beaucoup de bois…   

Les matériaux sont faits pour être vus. On ne cache rien, on aura une beauté crue et sauvage. On verra le bois et le béton, sauf le cellulaire qui a un enduit. Il n’y a pas de faux plafond. Ça demande plus de travail mais c’est une façon de dire comment c’est fait sans cache misère. C’est aussi une manière de montrer et respecter le travail qui est fait. Derrière tout ça, il y a des artisans qui ont un savoir-faire, des gens qui travaillent dur. J’aime qu’on sente les forces et ce travail compliqué.


Est-ce qu’on peut dire que c’est une manière d’être modeste ?  

Je ne suis pas du tout modeste, je suis quelqu’un de prétentieux et extrêmement ambitieux. Je n’ai aucune modestie, d’ailleurs je déteste le mot. La fausse modestie m’agace au plus haut point. J’ai la prétention de signer une architecture extrêmement ambitieuse, je suis force de proposition, j’ai du caractère, ce qui n’empêche pas d’être vertueux. Il n’y a rien qui m’agace plus que Bouchain construisant le Musée des arts modestes. Par définition, l’art ne peut pas être modeste. Faire de l’art populaire, ça n’est pas modeste. Ici, on a fait un palais. Du peuple, mais un palais où tout le monde pourra rencontrer de l’art vivant de 8 h du matin à minuit.


En effet, c’est ambitieux…  

J’ai une grande gueule, c’est pour ça que j’arrive à pousser les murs. Quand je vois le début de résultat d’un Grand T, je me dis que ça vaut le coup de se battre. Dans ma vie, je fais trois trucs : architecte, puis président de l’association Va jouer dehors et prof. Je ne dis pas enseignant. Comme j’ai été viré de toutes les écoles, j’ai toujours un problème de légitimité. Les étudiants ont un besoin insatiable et, là où on les empêche, moi, je suis prof de possible. Ma seule responsabilité, c’est avoir des solutions ambitieuses et fortes. Entrer dans ces failles pour les élargir et les envelopper. S’il n’y a pas des gros cons et dinosaures comme moi pour entrer à coup de bazooka, c’est mort !


“Le théâtre crève car il n'a pas bougé de sa forme traditionnelle.”

Là, vous êtes moyennement optimiste… 

La dimension culturelle de l’architecture est en train de disparaître. Ça n’est pas une bonne nouvelle. Je considère vraiment que la dernière arme pour lutter contre la barbarie, c’est la création et la culture. Mais la commande culturelle n’existe plus. Une commande comme celle-ci du Département de Loire-Atlantique, ça n’existera plus. On fera un appel d’offres et en plus un concours. C’est dramatique, un des derniers exemples dans lequel l’entreprise travaille pour l’architecte. Maintenant, ça sera l’inverse.


Vous voulez dire que l’architecte est en train de perdre la main ?   

L’architecte a déjà perdu la main. Il y a peu d’orangs-outans comme moi. Les gens qui pensent comme moi, il y en a beaucoup mais peu qui prennent la parole. C’est ma profession qui est souvent contre moi. L’instinct grégaire tue et supprime toute velléité de transformation.


En quoi ce projet est-il un théâtre du XXIe siècle ?   

Les équipements culturels ont toujours marqué les changements politiques et techniques. Le théâtre crève car il n’a pas bougé de sa forme traditionnelle. D’une certaine manière, ceux qui vont au théâtre ont 200 ans, arrivent à 19h et repartent à 21h. Pourtant, je suis convaincu que l’art vivant est l’une des dernières choses qui peut imprimer sur le cerveau reptilien. Ici, à Nantes, les 2 hectares et demi doivent permettre de faire des choses partout, pour qu’il puisse se passer des événements tout au long de la journée. C’est le pari d’un lieu ouvert. L’équipe de programmation a une obligation de courage et d’ouverture. 


Est-ce qu’il y a aura un peu de Marseille à Nantes avec ce nouveau projet ?   

Écoutez, je ne sais pas comment fonctionnent les Nantais. Ce qui est très marseillais, c’est la notion d’extraversion, le côté tourné vers l’extérieur. On va dire que c’est un projet méditerranéen puisqu’il a un côté latin. On travaille le dedans et le dehors. Tout l’espace devient un théâtre. On va jouer avec plein d’éclairages différents pour trouver des lumières.


Qu’est-ce qui aurait été différent si vous aviez remporté le concours pour le réaménagement des halles Alstom nantaises ?   

Je n’aurais pas triché. Quand je dis que je travaille avec la charpente existante, je ne la démolis pas pour en construire une autre. Ce qui a été fait est une sorte de Canada Dry. Ce que je regrette surtout, c’est qu’on avait fait une place centrale dans ce bâtiment très épais. Je voulais un lieu public de fête dans le prolongement de ce qui s’y était déroulé. Pour que l’école soit autour d’une place ouverte à la jeunesse. On nous a dit que Jean-Marc Ayrault n’avait pas trouvé les financements pour animer la place.


Êtes-vous déçu de ne pas avoir été retenu pour Le Fourneau, aux Capucins, à Brest ?   

Bien sûr qu’on est déçu quand on n’est pas retenu mais ça m’est tellement arrivé ! L’Ouest est encore une terre de culture. À Nantes, il y a le Lieu Unique, l’École d’architecture, le Palais de justice. Il n’y a pas tant de villes qui ont des sanctuaires comme ça. Il n’aurait pas été possible de faire le Grand T ailleurs. Il n’aurait pas été pris à Lyon ou Marseille. Une acculturation des gens et lieux. Je regrette.


Pour conclure, le projet en 3 mots ?   

Ambitieux, courageux, exemplaire !  


© Caractère spécial 

Le Grand T demain

On parle du chantier du Grand T mais ce n’est pas lui qu'on retrouvera entre la rue du Général Buat et la rue du Coudray à Nantes. Ce qui nous attend, c’est le nouveau pôle départemental du spectacle vivant (fusion du Grand T et de Musique et Danse en Loire-Atlantique). Un Mixt qui devrait être officialisé sans tarder.


Texte / Patrick Thibault


Sur site, la seule chose qui subsistera véritablement, c’est l’ancienne salle mais débarrassée des espaces vieillots et peu pratiques qui l’entouraient. À côté de la grande salle restaurée de 850 places, un nouvel espace modulable de 350 places. Mais aussi un studio de danse, un studio de son et vidéo, des espaces pour la médiation et la formation. Nouveau restaurant, nouveau bar, nouvelle librairie.  

Et ? Nouveau jardin. Car si le parc regorge d’arbres remarquables, l’ensemble du projet vise à les mettre en valeur. Toutes les ouvertures donnent sur des arbres. Matthieu Poitevin, de l’agence Caractère Spécial, l’architecte retenu, a imaginé des espaces extérieurs couverts, majoritairement en bois qui seront de véritables lieux de promenades, de détente et de jeux pour les visiteurs et habitants du quartier.  

L’agence marseillaise Caractère Spécial est à l’origine du Centre National des Arts du Cirque de Châlons-en-Champagne, la Friche de la Belle de Mai ou aussi le Centre National de Création Musicale, toujours à Marseille. Elle se fait fort de concevoir une architecture à échelle humaine en prenant à bras le corps les problématiques environnementales. Le réemploi de matériaux issus de la déconstruction ou récupérés sur d’autres chantiers ou ressourceries a été au cœur du projet, ce qui en fait un exemple unique. Avec l’Atelier Roberta, paysagiste, Caractère Spécial développe l’idée d’un théâtre dans un jardin. Et la conception du futur jardin est elle-même mise en scène pour ouvrir des perspectives sur Saint-Donatien ou le ciel.  

L’objectif, c’est l’ouverture. L’idée est donc celle d’un lieu ouvert toute la journée au public du théâtre mais pas que. Ceux qui viendront pour le jardin pourront rencontrer des formes d’art sans être venus pour ça. Dans ce champ des possibles élargi, les équipes réunies du Grand T et Musique et Danse en Loire-Atlantique vont devoir changer de paradigme. Au-delà du spectacle à 20h, imaginer des répétitions en journée ou des pratiques professionnelles ou amateures en matinée, après-midi et/ou soirée. 

Grâce à ce projet ambitieux du Département de Loire-Atlantique, Nantes va bénéficier d’un équipement culturel exceptionnel, c’est l’idée d’un second Lieu Unique qui se joue du côté de la route de Paris. Un théâtre comme on n’en fait pas. Une véritable place des arts, des espaces d’accueil intérieurs et extérieurs totalement repensés pour un lieu véritablement vivant et vibrant. Ouverture prévue en 2025.  



© Caractère spécial 

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