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Ronan Bouroullec : design au cœur


Interview / Patrick Thibault * Photos / © Studio Bouroullec Publié dans le magazine Kostar n°50 - avril-mai 2016

Rennes crée l’événement avec quatre expositions consacrées à Ronan et Erwan Bouroullec. Aux Champs Libres, au Frac et au Parlement de Bretagne, on peut revoir les plus célèbres objets des designers bretons. Mais surtout, ils présentent de nouveaux concepts qui vont alimenter dix ans de travaux. C’est l’occasion d’une rencontre et d’un portfolio pour Kostar.


Après Chicago, Pompidou Metz, Les Arts Déco, pourquoi ces expositions à Rennes ?

Quand je suis venu donner une conférence au Frac, il y a trois ans, j’avais refusé la proposition. Nous sortions de ces grosses expositions et on ne peut pas faire que ça : notre sujet, c’est d’abord inventer des objets et des solutions. Les expos sont des moments pour mettre en relation des projets. Ils sont revenus à la charge, le musée de Tel Aviv qui nous court après depuis 10 ans aussi. C’est agréable de sentir de la passion en face. On s’est donc laissé embarquer pour conceptualiser certaines recherches.


Les expositions sont-elles pour vous un moyen pour s’éloigner du commercial ?

Pour moi, il n’y a pas de hiérarchie entre faire un cendrier ou un dessin. Je suis passionné par cette discipline et il faut que ça se vende. Si ça marche, ça fait vivre des milliers de personnes à différents niveaux. L’exposition, c’est une façon de mettre en place les choses de la manière dont on les imagine. On dessine des modèles qui sont en magasins, dans les magazines ou chez les gens, mais on ne voit pas la manière dont on les a conçus. De la même manière qu’un concert campe une atmosphère, les expos, c’est une manière de faire partager la force de nos propositions.


Et à Rennes, vous avez décidé de présenter de nouveaux concepts…

Nous ne voulions pas présenter ce qui a fait notre succès. Comme pour un groupe de musique, ça fait plaisir au public mais ça ne fait pas avancer. Nous avons préféré faire passer un message plutôt que de faire un bilan. Nous avons choisi de produire des choses nouvelles et de nous en servir comme plateforme, à la manière d’un couturier. Ce que nous présentons à Rennes va certainement alimenter plusieurs années de travail. Ça nous plaisait que ce soit à Rennes.

“Les expos, c'est une manière de faire partager la force de nos propositions.”

Vous présentez aux Champs Libres rien de moins que vos premiers projets pour l’espace public, une nouveauté…

L’espace public m’a toujours titillé. C’était l’occasion de tout mettre à plat. Et depuis qu’on a dit qu’on travaillait là-dessus, c’est curieux mais plusieurs villes nous sollicitent. Ça doit vouloir dire qu’on s’est assez bien débrouillé sur des sujets sur lesquels nous n’étions pas éduqués et peut-être un peu naïfs.


Quel est le point de départ de ce travail pour l’espace public ?

Je vis depuis 25 ans à Paris mais nous sommes nés et avons grandi à la campagne. Nous avons aussi la chance de voyager, de découvrir des villes magnifiques, chiantes, enchantées, tristes… Je trouve qu’il manque une conception de la ville qui, au Moyen-Âge ou au XIXe, pensait l’architecture en terme de réseau. En relation avec une fontaine, on pense à cette agora, on imagine l’horloge, le feu. En fin d’année, j’ai eu un choc en Sicile face à cette cohésion. La beauté, la notion de joie, l’espace public partagé, on ne pense plus à ça. La question de la nature dans la ville, l’eau, la végétation, le feu ; ces villes qui ont été conçues avec cet imaginaire, ça ne me semble plus être un sujet.


La force de vos propositions c’est qu’elles ne sont pas conçues pour une ville en particulier…

Nous avons pensé les choses en terme de principes. Les projets ont une grande flexibilité de format, d’installation, de possibilités techniques. C’est à la fois une rêverie et quelque chose de très pragmatique. Certaines pourraient s’insérer dans un cadre historique mais il y a aussi des villes qui se construisent partout. Certaines réponses sont extrêmement précises, d’autres plus génériques.


Vos maquettes semblent être des portes d’entrée pour s’échapper ?

Aujourd’hui, je cherchais des mots pour parler de ces réalisations. Nous dessinons, nous faisons des photos. Nous réalisons des maquettes et des prototypes mais je m’en veux de ne pas écrire mieux et trouver des mots. Sur une cinquantaine de projets, bizarrement alors que ça n’était pas une volonté, il y a une relation, une espèce de cheminement. On aborde des sujets génériques comme la fête foraine, quelque chose de l’ordre de la foire du village, une notion de plaisir. Ça dépasse l’évocation de principe puisqu’on y donne des formes. Un grand principe intelligent mal formalisé, ça ne suffit pas. Il faut une certaine écriture.

“La question des périmètres et de la définition des métiers m'intéresse peu.”

Peut-on dire qu’il y a quelque chose de la Bretagne dans vos créations ou votre univers ? Le lit clos. Les algues, les mousses…

De fait, certainement. Mais comme il y a aussi beaucoup de Japon et beaucoup de Google. Nos projets sont liés à nos vies et nous avons énormément appris de l’environnement rural. L’exposition des Champs Libres est très liée au végétal et ça n’est pas simplement une note d’intention qui consiste à ajouter une façade végétalisée comme c’est le cas dans toute réalisation aujourd’hui. La nature que nous amenons dans nos propositions est toujours un peu sauvage, sans être contrainte dans un carcan rectangulaire ou à angle droit.


Quand on visite votre atelier, on est frappé par cette créativité présente partout. Des formes qui partent dans tous les sens. Comment est-ce que ça aboutit à quelque chose de concret ?

Ça dépend des projets, des périodes. Le fait d’avoir des idées, ça n’est pas compliqué. Ce qui compte, c’est le décryptage. Isoler la bonne idée, c’est ça qui est important. Notre vie, c’est beaucoup de développements industriels longs qui amènent euphorie et frustration. Il faut des années et des années. Le problème de ce métier, c’est de préserver une idée et combattre pour arriver au bon prix, au bon point, tout en conservant la naïveté, la sensualité et la pureté de l’origine.


Une question qu’on doit vous poser souvent, comment tranche-t-on quand on est deux ?

Pour ça, il est toujours pratique d’être le frère aîné ! Non, je plaisante. C’est l’occasion de longs débats, de batailles. Chacun a ses spécialités, nous avons tous les deux un regard très fort sur ce que nous produisons. Et ce qui sort du studio doit nous convenir à l’un et à l’autre.


Vous considérez-vous comme des designers, des architectes ou des artistes plasticiens ?

Je suis designer, c’est une évidence. J’en fais mon métier, je vis grâce à ça. Mais la question des périmètres et de la définition des métiers m’intéresse peu. Qu’est-ce que ça veut dire ? Je m’en fous un peu, même si je comprends que ça puisse poser des questions. Mais à l’arrivée, je préfère qu’on regarde le travail. Les gens voient dans l’expo 17 Screen que nous présentons au Frac, des choses abstraites alors que moi, j’y vois des objets, des constructions. La définition m’importe peu.


“Avant d’arriver à quelque chose de configurable et adaptable, de léger et délicat, il faut un ensemble de facteurs qui ne sont pas forcément les plus logiques.”

Face à ces cloisons mobiles suspendues, comme des écrans, on pense à la mobilité, à la flexibilité ou à la liberté. La liberté, n’est-ce pas le plus important dans votre travail ?

Le plus important, je ne sais pas ; un des facteurs, oui. Un bon objet ou une réponse correcte, c’est une addition de paramètres qu’il faut mettre en musique. C’est comme cuisiner. Si c’est réussi, c’est d’abord dû aux produits de base mais il faut cuire parfaitement et ajouter les bonnes épices. Pourtant, si à la fin, vous mettez trop de sel, c’est foutu. Pour nous, c’est pareil. Avant d’arriver à quelque chose de configurable et adaptable, de léger et délicat, il faut un ensemble de facteurs qui ne sont pas forcément les plus logiques. Heureusement qu’il n’y a pas de recette. Il faut se garder de trop de connaissances ou de répétitions.


Quelle est votre définition du design ?

Voilà une question que l’on me pose à peu près chaque semaine et je ne me suis toujours pas résolu à trouver une formule claire. Bizarrement, le mot design est devenu un adjectif et c’est la pire des choses. J’en ai presque la chair de poule. C’est probablement les designers qui n’ont pas su expliquer et être au niveau de la discipline. Aujourd’hui, un objet design est un objet grotesque et caricatural, vendu dans une boutique de musée. Un objet sans classe alors que le design, c’est pour moi la discipline des objets, la question des objets qu’on fabrique.


C’est à la mode…

Le design est devenu une question de style qui se rapproche dangereusement de questions liées à la mode. Un phénomène en relation avec notre période qui oublie les paramètres importants, le rôle social et fondamental des objets. On doit parler de savoir-faire. Produire pour le plus grand nombre en évitant l’usage de certains plastiques. Essayer de préserver la tête hors de l’eau de certains savoir-faire qui disparaissent.


Vos collaborateurs disent que vous avez le sens de la transmission. Comment devient-on designer ?

J’ai un peu enseigné pour des raisons financières. J’ai aimé le faire, ça m’a permis de préciser une certaine pensée. J’étais timide, de manière presque maladive. J’ai détesté les écoles, les formations ; je déteste les systèmes préétablis. On accueille un stagiaire par an. Nous ne sommes pas sentencieux. Ils participent avec leur jeunesse à l'atelier. Je m’aperçois que Natacha qui a travaillé sur Rennes, plus ça va, plus elle doute. J’ai dû lui transmettre la nécessité du doute.

“Produire de l'émotion c'est extrêmement compliqué.”

Est-ce que c’est une pression permanente ?

Personnelle oui, une insatisfaction chronique. Je cours toujours après un truc qui me force, qui me laisse aller en paix. Erwan est plus paisible, plus calme. Pour moi, ça n’est jamais fini et je ne suis jamais content. Il faut toujours tout refaire. Et le fait de recommencer me va bien.


Pour terminer, je voudrais vous interroger sur trois mots. Le premier, c’est couleur ?

Probablement le sujet sur lequel j’ai le moins de chose à dire. Même si aujourd’hui, nous avons une palette qui s’est un peu construite. Nous sommes plutôt à la recherche d’une adéquation dans le paysage. Je préfère les jeans usés aux neufs. J’aime les couleurs un peu passées, ça pose la question de la couleur dans le temps. J’aime aller aux puces où l’on voit très bien que certaines couleurs tiennent, d’autres passent, reviennent, lassent…


Matière ?

Ça s’apparente à la couleur, la palette est très large. De même qu’il n’y a pas de mauvaise couleur en soi, il n’y a pas de mauvaises matières, sauf les nocives. J’aime le plastique pour son faible coup. J’aime les matériaux naturels, le bois, la céramique. C’est comme des mots et nous avons la chance d’avoir une large palette.


Forme ?

Une relation assez proche de la danse, le fait de répéter des gestes, des directions, des courbes pour arriver à la justesse. Comme dans la musique, le jazz, jusqu’à ce qu’on sente que c’est exactement ça. Alors c’est un grand bonheur furtif. Ça n’arrive pas souvent.


Depuis le début de l’entretien, vous faites référence à la cuisine et la musique. C’est votre culture ?

Non, je n’ai pas une culture musicale extraordinaire et je suis mauvais cuisinier. La relation avec la musique et sa diffusion, c’est la relation qu’ont les objets avec la vie. C’est le quotidien et pas les musées. Je trouve tellement compliqué d’écrire une chanson. Une chanson réussie touche. Elle fait pleurer dans sa voiture alors qu’on pense à autre chose. Produire de l’émotion, c’est extrêmement compliqué ; les objets doivent de la même manière produire quelque chose de façon délicate et douce pour des gens qui ne sont pas forcément attentifs à ça. Cette relation à la vie et au vivant est primordiale pour nous.




1 - Canapé alcove

2 - Fauteuil palissade

3 - Expo Rêveries urbaines, Les Champs Libres

4 - Vases Ruutu

5 - Expo 17 Screens, FRAC Bretagne

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