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Carte blanche à Emmanuelle Huynh



À l’occasion de Nuée, sa nouvelle création, nous avons demandé à Emmanuelle Huynh d’évoquer le process de création de son nouveau spectacle. La chorégraphe et danseuse partage avec le lecteur son rapport intime au père et au Vietnam.


Texte / Emmanuelle Huynh * Portrait / Christian Robert Publié dans le magazine Kostar n°77 - octobre-novembre 2021



1994 : à la faveur d’une bourse Villa Médicis hors les murs, j’accomplis mon premier voyage au Vietnam. Je ne parle pas la langue, j’y danse, j’y enseigne, j’y marche, j’y rencontre ma famille jusque-là inconnue. C’est un voyage de re-naissance et de re-connaissance.

J’ai créé le solo Múa à mon retour, en novembre 1995, au Théâtre contemporain de la danse. Je ne savais pas si je continuerais de chorégraphier.

J’ai continué.

Cette pièce fut à la fois une métaphore de ce voyage en quête identitaire et un positionnement artistique précis. Elle m’a aussi donné des outils et un modus operandi dans le travail.


Février 2020 : suite au décès de mon père en 2018, je reviens au Vietnam. Je suis sur les traces de mon père acupuncteur, Huynh Thanh Van, mais aussi du premier voyage et de Múa qui en a découlé. Je désire revenir en ces lieux inauguraux.

Je sais que les espaces nous font, tout autant que nous les informons par nos corps et nos présences. Un déplacement qui va revisiter ce dans quoi s’origine ma vie mais aussi ma pratique, mon travail.

Je suis partie avec en tête : le nom Huynh d’origine chinoise, le prénom du père vietnamien Thanh Van, en français Nuage Bleu, ses lieux de naissance, vie, départ, l’architecture, le pied, l’acupuncture, le pas, le pays…

Et dans mes poches, le livre Nuage Bleu que mon père a écrit pour ses 6 enfants, durant son traitement à l’Onco-pôle de Toulouse : il y détaille, pour nous, le Vietnam de son enfance, son départ en paquebot en 1950, son arrivée en France et les années de solitude et d’études. Une véritable feuille de route pour mon propre retour au pays !


Arrivée à Raggia où il est né, tout près du Cambodge, j’écrivais : “Comme toujours la recherche, par sérendipité, me donne des rendez-vous insoupçonnés… Ce voyage est une destinerrance (destin-errance) au sens de Derrida : le destin mais aussi la destination et l’errance se confondent.

Moi-même, en m’enfonçant dans le delta du Mékong, là où les indices et les adresses viennent à manquer, je me confonds, me dissous, me dissémine, en eau, en terre, en arbre.

Le sol comme épiderme du pays,

Le nuage comme horizon d’une acupuncture du territoire,

Mes pieds et les pas pour activer de nouveaux méridiens.

Les liens et les cartographies sont encore à produire.

J’ai confiance,

Je marche”

Rentrée en France, début mars 2020, j’ai laissé ce voyage grandir en moi durant les longues semaines d’immobilisation forcée.

Se sont déposés dans le studio du théâtre à Nîmes, à partir de juin, les alluvions de ce voyage. L’humidité du pays a dissous mes propres bords.

Mon prénom vietnamien, Thanh Loan (Oiseau bleu), celui de mon père Thanh Van s’enroulent tous deux, comme une nouvelle énigme animale et atmosphérique autour du nom d’origine chinoise, Huynh.


Je décide alors du nom de la pièce : Nuée plutôt que Nuage initialement choisi.

Nuée, nom féminin singulier signifiant une multitude, me semble plus polysémique et ouvert.


À Nîmes, proche d’un autre delta, celui du Rhône, j’ai alors intensifié ce pays qui s’invente, que je sens s’inventer en moi, à la surface du plateau ; un pays qui n’est sur aucune carte, mais qui surgit à la lisière, au point de contact – entre mon corps et la nature, entre le Vietnam et la France, entre le désir et la mort : un pays “qui me dépayse au point de n’être plus moi-même que dans ce dépaysement”, pour reprendre les mots du cinéaste Chris Marker.

Un dépays, mon dépays.

Scéniquement Nuée, ce dépays, est le fruit de collaborations très intenses et fécondes.

Caty Olive, scénographe de la lumière, a traduit divers niveaux du voyage-recherche : l’humidité, le nuage, la guerre.

Le poète et dramaturge Gilles Amalvi a écrit un texte qui entrelace la trajectoire de mon père, la mienne, les corps, le désir, l’Histoire en considérant son texte projeté sur le plateau comme une matière visuelle et rythmique.

Le compositeur Pierre Yves Macé a traité des ressources musicales situées : une berceuse vietnamienne et la flûte chez Debussy.

Le dialogue avec l’astrophysicien Thierry Foglizzo, que nous interrogions sur la forme des nuages, lui, a aussi révélé ce qu’est le son à l’intérieur d’un nuage.

C’est celui d’une… déchirure.

Le 13 septembre 2021, à Rennes.


© Marc Domage - Nuée au Théâtre de Nîmes

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