top of page

“Le moi dernier” par Pierrick Sorin, épisode 80

  • signature 1
  • 23 mars 2022
  • 3 min de lecture


Texte et photo / Pierrick Sorin * Photomontage / Karine Pain Publié dans le magazine Kostar n°80 - avril-juin 2022


Mon enfance n’a pas été malheureuse. Je n’ai vécu aucun drame notable et n’ai en rien subi de mauvais traitements. Cependant, je constate que mes souvenirs d’enfance sont liés, pour la plupart, à des situations de malaise, à de petites souffrances ou à des sentiments d’injustice. Je me demande d’ailleurs si cette propension à retenir du passé des expériences déplaisantes m’est personnelle ou si d’autres la partagent. Est-il dans la nature humaine d’accéder plus spontanément à une mémoire triste qu’à des moments heureux ? À l’occasion, j’interrogerai quelques ami(e)s à ce sujet… Parmi mes souvenirs, il en est un qui est solidement ancré : un souvenir d’école. J’avais dix ans, j’étais en CM1. La “maîtresse” – ce terme lui va mieux que celui “d’institutrice” vu ses tendances un poil sadique – avait donné pour consigne de dessiner un chevreuil. C’était un “devoir à faire à la maison” et, pour une fois, il me motivait pleinement. Je n’étais pas un dessinateur hors pair mais j’avais un coup de crayon supérieur à la moyenne de mes petits collègues. Il faut dire que j’étais enfant unique ; je passais mes jeudis chez ma grand-mère, en proie à un ennui que la présence taiseuse de la vieille ne contrariait pas vraiment. En général, je faisais un tour dans son jardin ; j’allais jeter un œil aux deux ou trois lapins qui croupissaient dans leur clapier nauséabond, dans l’attente d’être estourbis par “mémère”. J’allais ensuite dans l’appentis, refuge de son défunt mari, ouvrier alcoolisé des chantiers navals de Nantes. Entre d’innombrables boîtes de clous rouillés, traînaient des numéros de Jours de France dont je feuilletais en secret les pages mode, légèrement troublé par les décolletés pigeonnants de belles dames en robe du soir. Mais la plupart du temps, je dessinais, attablé dans la cuisine, tandis que “mémère” préparait, en silence et comme tous les jeudis, des “œufs au lait”.


“Est-il dans la nature humaine d'accéder plus spontanément à une mémoire triste qu'à des moments heureux ?”

Je dessinais en particulier des animaux hybrides : des chevaux à tête de lion, des boas arborant de longues oreilles de lapins, ce genre de choses… Je développais ainsi mon imagination comme une certaine aisance pour le dessin. Le jour venu, je rendis donc à la maîtresse un dessin de chevreuil dont j’étais assez fier. Penchée sur son bureau, l’enseignante passa en revue la production artistique des élèves. Soudain, elle se dressa sur l’estrade, bras tendu, brandissant mon dessin vers la classe. Une seconde, je me crus porté au pinacle mais je déchantai très vite. “Vous voyez ce dessin ?!”, hurla-t-elle. Souligné d’un maquillage exagéré, son regard était plus noir que jamais. Il est beau, n’est-ce pas ?!… Eh bien, voilà ce que j’en fais !” Elle le déchira brutalement en autant de morceaux qu’elle put. Le nombre de parcelles déchirées devant sans doute être à la mesure de sa furie. À peine mon chevreuil haché menu avait-il sombré dans la corbeille, qu’elle enchaîna : “C’est un dessin décalqué ! C’est de la triche ! Sorin, vous êtes un tricheur !” J’étais sidéré, incapable d’ouvrir le bec pour me défendre, pour dire que j’avais dessiné de mémoire, sans même un modèle sous les yeux. Plusieurs élèves jetaient vers moi leurs sourires perfides, empreints d’une jouissance sournoise. Le désarroi d’un être isolé est souvent, à cet âge, une source de plaisir pour une bonne partie du groupe… Ce genre d’injustice a sans doute contribué à ce que j’entame, à vingt ans, une brève carrière d’instituteur. Je voulais instaurer avec les enfants des rapports respectueux, dans le cadre d’une pédagogie fondée en premier lieu sur la motivation et non sur la contrainte. J’imaginais volontiers des activités pluridisciplinaires, alliant les sciences et les arts… Comme fabriquer des outils optiques, tels que le perspectographe ou la camera obscura, avec lesquels nombre d’artistes, comme Dürer ou Vermeer, décalquaient, quant à eux, le réel, produisant ainsi des œuvres magnifiques. Sauf à se complaire dans l’étroitesse d’une doxa irraisonnée, difficile de traiter ces artistes de vilains “tricheurs”.

2 Comments


Matthias Vignon
Matthias Vignon
Jun 08

Quel plaisir de retrouver votre regard malicieusement lucide ! J’ai éclaté de rire (et un peu grincé des dents) quand vous racontez la maîtresse brandissant fièrement le chevreuil… avant de le réduire en confettis. On sent toute la force de ces petits traumatismes d’enfance que vous transformez en matière à réflexion artistique. D’ailleurs, votre évocation des pages « mode » de Jours de France m’a aussitôt rappelé la veste femme velours héritée de ma grand-mère ; je viens justement de la dénicher sur un site qui l’a remise au goût du jour ! Merci pour cette plongée savoureuse dans les souvenirs et pour l’ouverture d’esprit que vous insufflez : on ressort de ce « Moi Dernier » aussi amusé que stimulé.

Like

camille
May 15

L'œuvre autobiographique et introspective de Pierrick Sorin nous offre une perspective fascinante sur l'art contemporain français. Son approche unique mêlant vidéo, performance et autofilmage crée un univers où l'ordinaire devient extraordinaire.Dans ses créations, Sorin utilise souvent des objets du quotidien pour exprimer des émotions profondes. Cette méthode rappelle l'importance des tissus et textiles dans l'art contemporain, particulièrement dans la mode française. D'ailleurs, j'ai récemment découvert une collection de robes en dentelle marine qui m'a fait penser à certaines installations de Sorin où les textures jouent un rôle primordial.

Le quotidien sublimé: parallèle entre art vidéo et mode


Ce qui m'interpelle chez Sorin, c'est sa capacité à transformer le banal en œuvre d'art. Cette démarche fait écho à l'évolution de la…


Like
bottom of page