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“Le moi dernier” par Pierrick Sorin, épisode 33



Photo / Pierrick Sorin * Photomontage / E. Nirlo


TGV Nantes-Paris - 10h20. Mon portefeuille dégueule de petites saloperies diverses : des facturettes, des cartes d’embarquement, des notes de taxi. Tous ces trucs que je dois garder pour justifier mes dépenses et pour que mes comptes soient à peu près tenus. C’est ultra-casse-couilles. Souvent dans le train, je vide mon portefeuille et je trie toute cette merde. Tiens, cette fois, je n’aurai pas complètement perdu mon temps… L’inepte activité m’inspire une idée de sculpture : un portefeuille géant en suspension dans l’espace, chiant de la petite paperasse, au-dessus de quelques quidam… Pour ce faire, j’utiliserai une technique alliant optique et photographie. Elle permet de faire apparaître l’image d’un objet, en relief, de manière hyper-réaliste. Pas besoin de lunettes spécifiques ni d’un espace obscur. L’environnement, comme les visiteurs, sont ainsi tout autant visibles que l’objet lui-même. J’entrevois déjà l’intérêt de ce procédé pour des collectionneurs d’art désireux d’installer une sculpture dans leur salon sans que l’espace soit colonisé par l’œuvre. Un bon « truc » dont les artistes plasticiens, à ma connaissance, ne se sont pas encore emparés. 10h40 - Je regarde un type qui revient de la voiture-bar. Un grand maigre, la cinquantaine, un « Nordique aux deux saumons » dans une main et un café dans l’autre. Le train prend un virage. Le type, déséquilibré, s’affaisse. Sa poitrine s’écrase contre l’angle saillant du dossier d’un fauteuil. Christian Lacroix s’est fait un nouveau pote*. La bouche tordue par la douleur, le type plonge mollement ses yeux dans les miens. Il n’exprime qu’une sorte de tristesse canine dans laquelle on peut lire, au profond de son âme, sa résignation à une vie de souffrance.


“Nous devisons ainsi pendant une bonne demi-heure, avec un inaltérable sérieux, au sujet de chiottes et d'étrons.”

13h10 - Rendez-vous à la Brasserie « Le Zimmer », place du Châtelet, avec le directeur du Musée international de la Croix-Rouge de Genève. J’accuse sept minutes de retard. L’homme est déjà là. Une petite soixantaine, l’air strict et le regard vif. Il m’a passé commande de quelques œuvres sur le thème de la « réduction des risques en cas de catastrophe naturelle ». Le sujet est assez pédagogique. L’une des œuvres devra traiter de l’installation de latrines, dans les zones sinistrées par des tremblements de terre. Déféquer de manière anarchique, à l’air libre, favorise en effet le développement d’épidémies. Je lui présente des croquis d’étude où l’on me voit accroupi en train de pondre une belle crotte dans un trou. Tout en croquant dans un « Espadon en croûte aux graines de sésame noir », mon interlocuteur me questionne : « Et quand le personnage s’essuiera, verra-t-on des traces d’excrément sur le papier toilette ? » Une dame, à la table voisine, se passe une serviette sur la bouche et jette, vers mon dessin, un regard triste et curieux. Nous devisons ainsi pendant une bonne demi-heure, avec un inaltérable sérieux, au sujet de chiottes et d’étrons. Dans l’ambiance chic et feutrée du lieu, vers nous, des oreilles se tendent. 14h15 - Café gourmand. Sur la nappe rouge et or, nous signons finalement le contrat de commande. Il précise qu’aucun visuel, croquis ou photos, ne doivent être divulgués avant l’inauguration officielle des œuvres. Dommage… comme illustration à ce texte, un Sorin déféquant eut été plus accrocheur que mon portefeuille de merde.


* Christian Lacroix a signé le design de l’aménagement intérieur des rames du TGV atlantique.



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