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“Le moi dernier” par Pierrick Sorin, épisode 36




Je grimpe dans l’avion qui me ramène vers Nantes pour un court week-end. J’essaye de gravir les marches de l’escalier d’embarquement en faisant bonne figure, sans laisser paraître la douleur qui irradie mon pied gauche – je me suis un peu cassé la gueule dans mon appartement, ce matin. Je me suis pris la fameuse marche, mal placée, celle qui a déjà mis à terre tous les locataires précédents (dixit le proprio). Adieu la satisfaction d’avoir été plus malin que les autres… Je rejoins mon siège ; j’ai la ferme intention de profiter de cette petite heure de vol pour écrire quelques lignes sur mon actualité « brûlante » du moment : la création, à l’Opéra de Lyon, d’une “œuvre majeure du répertoire lyrique” : La Flûte enchantée, dont je signe la mise en scène. Ce n’est pas tous les jours qu’on a l’occasion de se frotter à un tel projet. L’avion décolle, transperce la couche perturbée des nuages, ambassadeurs majestueux de ce temps pourri dont tout le monde se plaint, mais qui, pour moi, est plutôt “une aubaine”. Les perturbations météorologiques rendent la mer de nuages d’une beauté indicible ; à côté, toute œuvre d’art semble condamnée à la médiocrité. Ce paysage surréel, à la fois puissant et fragile, me fascine. J’ai du mal à comprendre que tous les passagers n’aient pas le nez collé aux hublots. Mon voisin scotche sur une paire de Ray Ban à 73 euros, dans les pages “boutique” d’Air-France Magazine


“Les perturbations météorologiques rendent la mer de nuages d'une beauté indicible ; à côté, toute œuvre d'art semble condamnée à la médiocrité.”

L’émotion esthétique ne me fait pas pour autant perdre le nord. Pour la scénographie de La Flûte, j’ai besoin d’engranger des séquences de ciels nuageux. Projeter de telles images dans le cadre d’un spectacle, ce n’est pas très original. Mais la dimension cosmique de La Flûte enchantée, le rôle prépondérant du passage du jour à la nuit, incite à se vautrer dans des déclinaisons célestes. Je plaque mon smartphone à la vitre du hublot… J’enregistre un beau et long travelling dans la blancheur moutonneuse, percée de taches bleues. Depuis un mois, je filme des ciels chargés d’ombres, de la butte Sainte-Anne, à Nantes, à la colline de Fourvière qui domine la ville de Lyon. Souvent des badauds m’approchent et voyant l’objectif de la caméra braqué vers les stratocumulus et autres cumulonimbus, ils me demandent : « Pourquoi faites-vous cela ? », Je dis juste que je trouve beaux les nuages qui sans cesse se déforment. Ils ne comprennent pas. Ils me regardent avec un air suspicieux. Seule une petite bonne sœur de 90 ans me fait savoir, en quelques mots simples, combien elle partage mon émotion. Elle reste plantée là, à mes côtés, un bon quart d’heure, le nez en l’air. Grise mais lumineuse : une souris qui sourit… De quoi mettre à mal mon anticléricalisme primaire. L’avion se pose ; retour à la réalité du bas. De mon expérience de mise en scène de La Flûte, je n’ai rien écrit. Au contact du sol mon pied gauche redevient douloureux. Je prends un taxi. Je cherche mon téléphone. Introuvable : il est resté dans l’avion. C’est vraiment con. Être à ce point dans les nuages… 

La Flûte enchantée, opéra, Lyon, du 24 juin au 9 juillet 2013

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