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“Le moi dernier” par Pierrick Sorin, épisode 67


Texte et photo / Pierrick Sorin * Photomontage / Karine Pain Publié dans le magazine Kostar n°67 - octobre-novembre 2019

J’ai tout essayé : l’acide citrique, le vinaigre blanc, le spray anti-calcaire, l’acétone… Juché sur une échelle, à quatre mètres de hauteur, j’ai joué de la raclette, du grattoir, du tampon-jex et de la peau de chamois. Le résultat est loin d’être à la mesure de l’effort. Il faut dire que depuis quinze ans, c’est la première fois que je tente de nettoyer les vitres de mon atelier. Plus de soixante mètres carrés de fenêtres. Jusqu’ici je me contentais, à l’occasion, de balancer un coup de Karcher. Mais ces giclées aqueuses relevaient d’une détermination virile assez vaine et avaient pour seul effet de générer une tenace pellicule de résidus calcaires. Maintenant, c’est mieux qu’avant ! La nuit tombée, l’illusion fonctionne. Ça fait propre mais, aux premiers rayons de soleil, de multiples traces parasites se révèlent. Le réel et ses imperfections refont surface. Et c’est là qu’entre en jeu l’obsession de la transparence parfaite. Le verre invite à une quête de pureté. Quitte à délaisser quelques tâches plus importantes, on remonte sur l’échelle et on frotte et on frotte… Le verre, on le voudrait présent au travers de quelques sympathiques reflets, mais intrinsèquement absent. C’est comme si une attirance un peu irrationnelle s’emparait de nous, l’attirance du vide, du néant.

“Décidément, les activités ménagères m'inspirent ou me font dérailler.”

Qu’est-ce qui se cache derrière la transparence ? Aurait-on quelque chose à nier ? La vie elle-même et sa cohorte de déchets et de déjections ? Est-ce simplement une manière symbolique d’effacer les indices de nos actes coupables ? Y a-t-il un rapport entre le maniement opiniâtre du chiffon sur la vitre et la propension de l’homme à rendre le monde transparent ? Ce à quoi il tend depuis des lustres en ouvrant des cadavres, en bricolant des microscopes, en installant des caméras de surveillance, en analysant des milliard de données, y compris celles qui relèvent de l’intime. Est-ce plus fondamentalement un obscur sentiment métaphysique qui est à l’œuvre ? La recherche du rien originel, celui d’avant les premières fluctuations quantiques du vide ? Le verre est-il potentiellement à l’image de dieu, l’éternel absent qui néanmoins structure – ou dé-structure, parfois – toute présence ? Ne daignant même pas – d’une pissette salvatrice – éteindre le brasier de Notre-Dame. C’est peut-être la mousse, aussi, qui m’embarque dans des pensées vertigineuses, pas celle de la bière, celle du spray à l’Ajax dont le liquide projeté en pluie forme sur la vitre des myriades de constellations, des cellules baveuses qui dégoulinent, se percutent, fusionnent, éclatent, disparaissent… Elles forment un tableau animé, une voie lactée éphémère, un résumé ontogénétique de l’univers. Il faut que je crée quelque chose avec ça. Peut-être une installation immersive avec des projections vidéo sur de grandes plaques de verre, un truc un peu spectaculaire qui relie la petitesse du quotidien – le “pchit ! pchit !” du produit à vitre – et l’immensité métaphysique. Décidément, les activités ménagères m’inspirent ou me font dérailler. Il est vrai que quand je m’y adonne, je ne fume pas et le manque de nicotine dérègle un tantinet mon fonctionnement neuronal. C’est sans doute le propre de l’artiste, ce qui le définit en tant que tel : dérailler à partir de quelques observations, voir sous un autre angle et muer ce décalage perceptif en représentations symboliques communicables à autrui. Oui, parce que si le décalage est improductif, ou s’il produit du non-communicable, on reste au stade de la tendance autistique, et donc assez bas sur l’échelle sociale. Bon, j’y remonte, sur l’échelle, je viens d’apercevoir une insupportable trace vaporeuse sur la fenêtre de mon bureau. Je vais essayer un mélange de bicarbonate et d’acide chlorhydrique.

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