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“Le moi dernier” par Pierrick Sorin, épisode 82



Texte et photo / Pierrick Sorin * Photomontage / Karine Pain


C’est la rentrée. Enfin… personnellement, je n’étais pas parti. J’avais des commandes à honorer. Rester dans mon atelier, solitaire, à bricoler des trucs, avec pour seule ouverture sur le monde quelques émissions de radio et de brèves déambulations dans le supermarché le plus proche, ça me va. J’aime bien le rayon des sardines à l’huile ; c’est très graphique. J’habillerais bien un mur entier de ma tanière avec des boîtes de sardines. En cas de pénurie alimentaire, ce serait pratique… Bref, pendant les vacances, j’ai travaillé. J’ai réalisé un spectacle miniature dont les protagonistes sont des hologrammes. Dans une boîte en métal, ils jouent de la musique, exécutent des tours de magie bizarres en rapport avec les mathématiques. C’est une commande de l’Institut Henri Poincaré, haut lieu parisien des mathématiques françaises.

Les maths, c’est pas mon truc. Dans les années 80, j’ai obtenu mon diplôme d’instituteur avec, dans cette matière, une note de 0,5 sur 20. C’était à l’examen de fin d’études : je ne comprenais rien au sujet imposé. Je m’apprêtais à rendre une copie blanche, mais le prof qui surveillait l’épreuve m’a glissé à l’oreille : “Écris quelque chose, n’importe quoi ! Une copie blanche, c’est un zéro et le zéro est éliminatoire !” Je venais de lire un bouquin à la tonalité nettement gauchiste qui dénonçait les mathématiques, lesquelles favorisaient l’essor du capitalisme, l’impérialisme et plus particulièrement les pratiques guerrières. Prenant appui sur ma lecture, je me suis lancé dans une diatribe de plusieurs pages à l’encontre des maths, tendant ainsi à justifier ma totale indigence en ce domaine. L’examinateur, plutôt bienveillant, m’a octroyé le 0,5 salvateur. Comme je tenais le haut du pavé dans les matières littéraires, j’ai obtenu le diplôme et je me suis retrouvé devant une classe de CM2. Le plus cancre de mes élèves s’en sortait mieux que moi pour faire des divisions, mais avec une calculette habilement cachée dans le tiroir de mon bureau, je parvenais à sauver les apparences.


“Aujourd'hui, je suis toujours aussi nul face à la moindre équation, mais je comprends mieux l'intérêt des mathématiques.”

Rapidement, j’ai demandé un poste en maternelle. J’ai hérité d’une “petite section”. Travailler sur la notion d’algorithme en demandant aux enfants de faire alterner un lego rouge et deux jaunes était à mon niveau. Par ailleurs, ma capacité à gratouiller une guitare, à inventer des histoires marrantes et mon goût pour les arts plastiques, me permirent de tenir mon rôle d’enseignant de manière honorable. Aujourd’hui, je suis toujours aussi nul face à la moindre équation mais je comprends mieux l’intérêt des mathématiques. À l’occasion de cette commande artistique, j’ai revisité les pensées attribuées à Pythagore ou à ses disciples – ils considéraient le nombre comme l’origine structurelle du monde – et j’ai écouté pas mal de conférences à propos de l’intérêt des maths. Cédric Vilani, l’homme au look dix-neuvième arborant une araignée au revers de sa veste, ou Etienne Ghys sont particulièrement habiles dans cet exercice.

Fort de mes connaissances nouvelles, j’en suis même venu à m’émerveiller devant la complexité des calculs que mon cerveau effectue, à une vitesse faramineuse, pour me permettre de marcher en posant correctement un pied devant l’autre ou pour me servir un verre de bière sans en renverser sur la table. Enfant, je ne me souviens pas que mes enseignants aient pris le temps de bien m’expliquer le rôle prépondérant des maths dans la vie des hommes et en quoi elles ouvrent la voie à une certaine compréhension du monde. J’aurais peut-être été plus enclin à leur accorder mon attention. Et si les mathématiques servent effectivement à liquider des milliers d’êtres humains, elles permettent d’en sauver bien d’autres ou d’agencer, avec art, des boîtes de sardines dans les rayons de nos supermarchés.

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