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“Le moi dernier” par Pierrick Sorin, épisode 85



Photos / P. Sorin * Photomontage / Karine Pain Publié dans le magazine Kostar n°85 - avril-mai 2023


Au travers d’un pavé de verre, une caméra miniature cadre un disque vinyle. Tout peinturluré, façon Pollock, il tourne lentement. Derrière, l’image, ainsi cadrée, s’affiche sur un écran qui occupe toute la largeur de la salle. Une fresque mouvante, abstraite, se déploie. Des taches de couleurs et des lignes se déforment sans cesse sous les effets conjugués du mouvement et du verre. L’idée du kaléidoscope n’est pas loin. D’autres dispositifs, une dizaine, tous générateurs d’images animées, sont répartis dans l’espace. Ici, des lamelles de papier coloré ondulent au-dessus d’un ventilateur. Là, tournent des moulins à vent aux ailes chatoyantes – des jouets de plage pour enfants. Plus loin, une boule de Noël se balance sous un portique. Ailleurs encore, trois balais à chiottes, en rotation sur une roue, frottent régulièrement la surface rugueuse d’une râpe à fromage. Ce mécanisme, comme d’autres, génère du son. Au centre de la salle, est également disposée une vitrine dans laquelle deux petits personnages holographiques, en bleus de travail, exécutent une musique bruitiste à l’aide de poubelles, de balais et de pelles à ordure. La fresque se modifie continuellement, en douceur, intégrant tour à tour les éléments visuels provenant des diverses machines. Une composition sonore l’accompagne. Produite en direct, elle évoque le monde industriel.


“Créer, c'est pour moi un cheminement dialectique entre la pensée, le dessin, le geste et le verbe.”

Cette installation artistique répond à une commande du Musée national Fernand Léger, situé à Biot, près de Nice. Elle y sera présentée très prochainement. La commande consiste à créer une œuvre en écho à l’univers de Léger, artiste marquant de la première moitié du XXe siècle. Son œuvre reflète à la fois une recherche “savante”, inscrite dans les questionnements de l’époque en matière d’art, et une inspiration très populaire. Dans ses dessins et tableaux, personnages ou objets issus du monde du travail, des loisirs, du spectacle, tiennent une place de choix. Admirateur de Chaplin, Léger a également nourri une relation forte au cinéma, un art en résonance avec son goût pour la modernité, le mouvement et la “beauté mécanicienne”. En 1924, il réalise un film : Ballet Mécanique, sur une composition musicale de George Antheil. Dans cet opus “sans scénario”, l’expérience visuelle liée au mouvement des objets, des formes et du corps, l’emporte sur toute motivation narrative. D’emblée, cette commande m’a intéressé, bien que la proximité entre mon travail et l’œuvre de Léger ne m’ait pas semblé flagrante. Je voyais, tout au plus, deux points de rapprochement : le positionnement de cet artiste, entre art savant et art populaire, et sa propension à associer, sur un mode ludique, la figure humaine à la dimension mécanique du monde.

Au fil de mon travail, des idées multiples ont émergé et le lien avec l’œuvre du peintre s’est resserré. Quand, au-delà des croquis préparatoires, on entre dans la fabrication, le rapport physique aux objets stimule l’inspiration. Et en écrivant sur son propre travail – ce que je fais ici – la concentration requise pour aligner quelques phrases correctes, tout comme la prise de distance que l’écriture suppose, déclenchent de nouveaux stimuli. Créer, c’est pour moi un cheminement dialectique entre la pensée, le dessin, le geste et le verbe. Entre des instants où le corps s’absente, laissant flotter l’esprit, le ciel des idées et d’autres où il agit, où les mains se frottent à la rugosité du monde.

L’installation s’intitule Balai mécanique, puisque plusieurs de mes machines intègrent divers types de balais. Elle est visible jusqu’au 15 décembre 2023. Enfin, si les mécanismes ne rendent pas l’âme d’ici là.

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