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Mathieu Desailly et Vincent Gradras : Foule instrumentale


© Kostar

Interview / Patrick Thibault * Photos / © Julien Mignot Publié dans le magazine Kostar n°86 - été 2023


10 ans après la naissance du projet, le bestiaire Anima(ex)musica au grand complet est à Rennes dans une exposition immersive exceptionnelle. 15 insectes musicaux qui enchantent tous les publics. Retour sur l’aventure et le succès avec deux des créateurs, avant que le bestiaire se retrouve Cité de la Musique à Paris.


Au début de votre démarche, imaginiez-vous en arriver là où vous en êtes aujourd’hui ?

Mathieu : Oh non. C’était un seul projet et pas forcément musical, ni arthropode, une réponse pour un festival d’arts visuels sur le thème Montrer le son. Après un refus sur le travail graphique, j’ai proposé un scarabée à piano. On s’était émancipé du modèle. On avait la tête et l’abdomen, ça ressemblait plus à une coccinelle. En creusant, on a compris qu’un insecte, c’est toujours trois parties.


Le projet était lancé…

Mathieu : Oui, pour la deuxième création, on est parti sur l’idée de travailler à partir d’instruments de musique. On a jeté notre dévolu sur une sauterelle, réalisée en 4 jours. C’est à partir de là qu’est arrivé le mot bestiaire.


Le point de départ, ça n’était donc pas de redonner vie à des instruments de musique ?

Mathieu : Si on veut être franchement honnête, non. On avait besoin d’instruments et, compte tenu de notre petit budget, la source naturelle, c’était Emmaus. On est heureux de cette souplesse dans notre projet. Au début, tu pars avec une idée et tu poursuis dans une direction qui n’était pas prévue. Maintenant, on est sur un projet extrêmement élaboré qui entend redonner vie, recycler, mettre en mouvement, mettre en musique.


“On est sur un projet extrêmement élaboré qui entend redonner vie, recycler, mettre en mouvement, mettre en musique.”

Comment se répartissent les rôles ?

Vincent : Au départ, Mathieu imagine avec quel instrument on va faire un insecte ou sur quel insecte on va partir. C’est aléatoire et subjectif. Moi je suis perdu, je n’ai pas cette vue de l’extérieur. Je ne vois pas la peau mais le squelette. On fait un croquis, un plan, on commence à poser ça sur une table. On essaie de faire une sculpture à plat. Chacun part de son côté : Mathieu les pattes et moi le squelette. Les premiers étaient très plats mais maintenant, on essaie de retrouver la forme la plus naturelle.

Mathieu : C’est un peu une course de relais. L'un part, il s’épuise ; l’autre arrive. Ça se débloque et on passe à la phase suivante. David Chalmain arrive à la fin pour créer la musique.


Considérez-vous que c’est de l’art, de la science ou autre chose ?

Vincent : C’est un projet art et science, ce qui ne veut pas dire grand-chose. Il y a un aspect performatif, on travaille en public, on crée sur les lieux d’exposition. On finit et invente plus tard, le mouvement, la musique.

Mathieu : La dimension scientifique vient du fait qu’on s’appuie sur des modèles qu’on essaie de respecter en proportions. Mais j’ai envie de revendiquer que c’est une pratique artistique pleine. Le point de départ, c’est l’exploration de la nature, une inspiration. C’est bien d’être à la croisée.


Vous avez du mal à vous considérer comme des artistes…

Mathieu : Moi, j’ai mis énormément de temps à me considérer artiste. Il y en a tellement qui se considèrent comme tels et ne le sont pas ! Maintenant, je l’assume mais nous sommes un collectif.

Vincent : Je ne m’autoproclame pas artiste, je suis un technicien de théâtre qui s’évade.

Quelle place ces bestioles ont-elles prise dans vos vies ?

Mathieu : Une place énorme, j’y pense tout le temps. En plus, je gère tous les produits périphériques.

Vincent : Dans les faits, le tiers ou la moitié du temps.


“Les gens nous délivrent le plaisir qu'ils ont.”

Est-ce qu’il vous arrive d’en rêver la nuit ?

Mathieu : Rarement.

Vincent : Non, c’est très accaparant quand on est sur place mais c’est un tel plaisir d’être au contact des gens et de leurs retours.

Mathieu : Ça crée une émulation, c’est euphorisant. Ni Vincent, ni moi, n’avons lâché notre activité professionnelle.


Est-ce qu’il vous arrive de douter et d’en avoir marre ?

Mathieu : Douter, oui ; marre, non. On a toujours l’impression qu’on va rater la suivante. Puisqu’on fait de mieux en mieux, on a la pression. Pour David Chalmain, à la musique, c’est complexe. Il a 15 œuvres, c’est une méga pression. Il faut à chaque fois composer quelque chose de nouveau et différent mais qui doit aller avec toutes les autres. J’aimerais retrouver la candeur du début. Le doute est primordial dans la création dès lors qu’il n’empêche pas.


Est-ce que c’est une obsession ? Mathieu : Là où il y a obsession, c’est qu’il est difficile de penser instrument de musique sans penser aile de libellule !

Vincent : Moi ça peut m’obséder sur un mouvement. Je suis scénographe machine. David, lui, est un drôle de garçon, poly-instrumentiste, il compose, il produit, il est ingénieur son… Nous sommes tous les trois polyvalents et complémentaires. Presque en autonomie totale. Il n’y a pas de sous-traitance mais le temps long ne nous fait pas peur.


Quelles sont les réactions de visiteurs les plus surprenantes ?

Mathieu : Un monsieur de 90 ans, à Paris, qui est sorti avec sa petite canne et qui nous a dit : « Merci, vous nous avez permis de renouer avec l’humanité. » Notre travail relie vachement les gens. Une jeune fille de 25 ans qui nous amène son alto fendu en pleurant et nous dit : « N’ayez crainte, je pars pour un grand voyage mais j’ai trouvé une destination pour mon instrument .» Nous avons beaucoup de moments très forts de legs de veuves. La mère d’une amie vient voir et se recueillir à chaque expo. Les gens nous délivrent le plaisir qu’ils ont.


Notre philosophie, c'est de remettre en vie.

D’où vient ce supplément d’âme ?

Mathieu : De la combinaison de la musique, du mouvement et d’une sorte de découverte. Des animaux que personne ne connaît. On les a sous les yeux, c’est l’émerveillement et il y a l’émotion grâce au son et à la vue. Si on avait fait grille-pain vélo et réveil, ça ne serait pas pareil. Ce sont de véritables petits objets d’art. On milite, on ne parle pas de cuivre, de laiton, d’ébène et d’ivoire mais de touche, de dièse, de cornet de piston. L’œil est tout le temps dans une identification animale et le merveilleux de l’instrument. Face à un lucane ou un Pleyel de 1917. On chatouille les gens sur 3 sens : la vue, l'ouïe et le toucher.


Le plus des Champs Libres, c’est l’expositions immersive dans le noir. Ça va être difficile d’aller crescendo…

Vincent : Le lieu est à chaque fois une page blanche. Il nous impose d’être caméléons.

Mathieu : On a voulu s’exprimer avec l’idée de ruche dans une boîte, on a eu du mal mais c’est réussi. L’an passé, La Roche-Jagu était aussi un écrin incroyable avec ce côté cabinet de curiosités.


Comment allez-vous aborder la Cité de la Musique à Paris ?

Mathieu : Les insectes prennent place dans la collection de la Cité de la Musique. En accord avec la direction et les conservateurs, on va faire disparaître des instruments et les remplacer par nos insectes. Le visiteur sera surpris. On pousse le délire jusqu’à faire des cartels Cité de la Musique.

Vincent : Ça sera comme en forêt, il faut chercher les insectes.


Quel est votre insecte préféré ?

Matthieu : Toujours le dernier.

Vincent : La puce.


Maintenant, vous pourriez acheter des instruments neufs mais vous poursuivez dans le recyclage ?

Mathieu : Des instruments neufs, ça serait une horreur et un non-sens. Un Pleyel est porteur de tant d’émotions. Ce sont tous de vieux insectes, de vieux tromblons qui témoignent de ce qu’ils ont vécu et subi. La visserie est issue des instruments ; le cruciforme de chez Casto, on le verrait tout de suite. Notre philosophie, c’est de remettre en vie.


Anima(ex)musica, Bestiaire utopique, Les Champs Libres, Rennes, jusqu’au 3 septembre.

Cité de la musique, Paris, 15 septembre 2023 au 7 janvier 2024




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