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“Le moi dernier” par Pierrick Sorin, épisode 68


Texte et photo / Pierrick Sorin * Photomontage / Karine Pain Publié dans le magazine Kostar n°68 - décembre 2019-janvier 2020

Longtemps je me suis levé de bonne heure. Non par obligation mais en raison d’obscures inquiétudes qui rendaient fragile mon sommeil. J’allais alors dans la cuisine et dévorais des madeleines trempées dans du café, affamé comme le nourrisson qui, au réveil réclame sans attendre sa tétée. Mais ma nuit avait été trop courte et, à peine debout, une sensation de fatigue me gagnait. Il fallait que je dorme de nouveau, du moins que j’essaye. Pour fuir mes pensées “somnifuges”, j’allumais la radio et réglais faiblement le son pour qu’il accompagne en douceur mon nouvel endormissement…

J’étais dans le hall d’un hôtel. Après qu’on m’eut donné la clef de la 109 et transmis les quelques informations d’usage auxquelles je ne prêtai guère attention, je montai à l’étage et ouvris la porte de la chambre. Dans le petit lit qui en occupait presque toute la surface, se trouvait déjà un homme, les yeux mi-clos. Il semblait dormir mais parlait dans son sommeil. Tout d’abord surpris, je compris que cette situation était normale. C’était un hôtel “low-cost” et s’il était très bon marché, c’est que les chambres et les lits eux-mêmes devaient être partagés. Avec une personne de sexe identique, quand même ! L’homme avait la soixantaine, la mine renfrognée et une grosse paire de… moustaches lui donnait un air hispanique. Je reconnus l’individu : c’était Philippe Martinez ! Le secrétaire général de la CGT… Bien que n’ayant aucune intention de lui proposer quelques sensuels batifolages, je ne pus m’empêcher de me dire : “j’aurais pu tomber mieux”. J’enfilai alors un pyjama et me glissai timidement sous les draps… Martinez parlait fort. Dans un flot continu de paroles, il fustigeait la politique sociale du gouvernement Macron.

“Je reconnus l'individu : c'était Philippe Martinez ! Le secrétaire général de la CGT...”

À un moment, il tînt des propos qui me semblèrent dénués de bon sens. Je me permis de lui faire remarquer mais il ne semblait pas m’entendre. Je décidai alors d’aller faire un tour dehors en attendant que la logorrhée du respectable syndicaliste arrive à son terme. Je fis quelques pas sur le parking de l’hôtel. Vu l’heure, il aurait dû faire nuit mais le soleil brillait comme au cœur d’un après-midi d’été. Sur un banc, au milieu d’un carré de pelouse, était assis un homme, svelte, vêtu d’une chemise blanche, les manches retroussées. Il tourna la tête vers moi. C’était Emmanuel Macron. Souriant, il m’invita à prendre place à ses côtés et nous entamèrent une discussion anodine et fort agréable. Emmanuel me posait parfois la main sur le bras. Un esprit d’amitié sincère animait notre échange. Deux types en costumes, baraqués, visages fermés, s’approchèrent de nous. Je n’éprouvai aucune inquiétude : c’était sûrement les gardes du corps de mon nouvel ami. Ce dernier se leva et se joignit à eux. Je me levai aussi, fit quelques pas dans leur direction et entamai une phrase qui prolongeait notre conversation. Les deux molosses me firent signe de ne pas approcher. Emmanuel me toisa d’un regard glacial. Ses yeux avaient des reflets bleutés, comme l’acier d’une lame sous un rayon de lune. Ils n’exprimaient plus que haine. L’amitié avait tourné court, brutalement. Je me réveillai.

Sur ma table de nuit, la radio égrenait les informations du jour. Il était question de la réforme des retraites. L’invité était Philippe Martinez et des extraits d’un discours de Macron étaient diffusés par intermittence. Mon rêve de lit partagé et de rencontre sur un banc trouvait là son explication : les voix des deux hommes s’étaient glissées dans mon sommeil faisant naître en mon esprit une fiction onirique en prise avec l’actualité. Elle semblait révéler une chose : si mes réticences à l’égard du néo-libéralisme auraient dû me tenir aux côtés de Martinez, une attirance inavouée pour le pouvoir m’avait finalement poussé vers Macron… La prochaine fois, ma berceuse sera plutôt un livre-audio. Un Proust… A l’ombre des jeunes filles en fleurs serait peut-être pas mal.

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