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“Le moi dernier” par Pierrick Sorin, épisode 69


Texte et photo / Pierrick Sorin * Photomontage / Karine Pain Publié dans le magazine Kostar n°69 - février-mars 2020

J'ai fait la queue avec moi-même. Dans cette expression, a priori, aucune malice ne se glisse. Quoique… Je dois avouer qu’elle réveille en moi le souvenir de ma première tentative de pollution nocturne. J’ai 12 ou 13 ans, je cherche le sommeil. Une séquence tourne en boucle dans ma tête. Sous une jupette écossaise, le fessier menu et joliment cambré de ma prof d’anglais, frétille au rythme des mots que l’enseignante inscrit nerveusement au tableau… John and Betty are in the kitchen… Un picotement de plus en plus vif titille une partie intime de mon corps et, soudain, mû par un instinct animal, je commence à faire de furieuses galipettes. J’ignore tout des pratiques amoureuses, mais là, clairement, je tente de me mettre en bouche. Fébrile, je m’enroule sur moi-même, me tord le cou, me dresse en poirier. Je réitère, je suis en boucle. Bien que souple et sportif, à l’époque, mes efforts restent vains et c’est la sueur au front que je finis par m’endormir… Je me suis égaré. C’est d’un tout autre sujet dont je voulais parler. Oui, donc : j’ai fait la queue avec moi-même. C’était au bureau d’accueil de la Sécurité Sociale des Indépendants. J’y suis allé tôt, un matin, pour éviter la foule. Une dame attendait derrière un comptoir. J’étais le seul “client”. Elle m’a demandé de prendre un ticket et de faire la queue. C’était en soi absurde mais le ticket permettait sans doute un comptage et de nos jours tout est compté : les foulées de Mbappé, la vitesse du ballon sur la pelouse mouillée, le taux d’humidité… Bref, ce fut “mon tour”, en moins d’deux. J’expliquai mon cas : je devais partir dans une semaine, à Cagliari, en Italie, avec une petite équipe de collaborateurs, pour mettre en scène un opéra. Là-bas, une centaine de personnes étaient déjà à pied d’œuvre : musiciens, chanteurs, décorateurs, costumiers, techniciens…


“N'aurais-je pas mieux fait de rester dans mon lit à faire des galipettes ?”

Or, un bureaucrate zélé de Cagliari, productrice du projet, exigeait que nous soyons tous en possession d’un formulaire “A1”, lequel relève d’un protocole européen ayant trait à la législation du travail à l’étranger. Faute de formulaire, nous ne serions pas autorisés à mettre les pieds dans les locaux de l’Opéra. En conséquence, le spectacle ne pourrait avoir lieu. J’avais conçu la scénographie, un dispositif vidéo techniquement assez complexe et seules les personnes de mon équipe étaient en mesure d’en maîtriser la mise en œuvre. La dame m’écouta avec bienveillance et me fit savoir que le formulaire en question était dorénavant délivré par une autre administration. J’allais donc frapper à une autre porte. Là, je fus dirigé vers une autre administration où une autre dame sympathique me dirigea vers un autre organisme qui me dirigea vers une autre administration qui me dirigea vers la Sécurité Sociale des Indépendants, où je refis la queue avec moi-même, pour être redirigé vers… Bref, j’entrai dans un système de boucle sans fin. Amateur des situations absurdes qui mettent en lumière l’imperfection humaine, cela aurait pu m’amuser mais l’enjeu était tel que je vivais la chose comme un cauchemar. Il n’y aurait pas “mort d’homme” si le spectacle était annulé mais réduire à néant le travail de centaines de personnes pour un formulaire jouant les fantômes, c’était quand même un peu fort de café. Une nuit, ne parvenant pas à dormir, hanté non pas par le lointain souvenir du fessier de ma prof d’anglais mais par cette histoire de formulaire, j’allumai la radio. Il était question du Darknet, ce réseau internet parallèle sujet à bien des débats. Quelques jours plus tard, je trouvai sur ma boîte mail les formulaires convoités. En Sardaigne, je découvre peu à peu que l’opéra véhicule des valeurs ultra-nationalistes aux accents salviniesques. Ai-je bien fait de me démener pour que le spectacle ait lieu ? N’aurais-je pas mieux fait de rester dans mon lit à faire des galipettes ?

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