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“Le moi dernier” par Pierrick Sorin, épisode 64


Texte et photo / Pierrick Sorin * Photomontage / Karine Pain Publié dans le magazine Kostar n°64 - février-mars 2019

Élevé par des parents communistes et lecteurs des “Cahiers Rationalistes” (un bimestriel pourfendeur de diverses croyances, religions et autres phénomènes paranormaux), j’ai toujours été réfractaire aux histoires d’esprits frappeurs et de châteaux hantés. Pourtant, en ce mois de janvier 2019, un curieux événement a fait vaciller mes certitudes. Là, on glisse une petite musique un peu inquiétante, la pause qui tient en haleine… Je travaillais à la réalisation d’un film dans lequel je jouais de multiples personnages : soldat romain, visigoth, CRS, agent d’assurance… Ce mardi 15 janvier, je m’étais transformé en sculpteur ringard, portant barbe et tablier maculé d’argile. Avant de lancer la caméra, dernier coup d’œil dans le miroir.


« Un trouble me saisit : ce visage qui me faisait face... C'était celui de mon père, décédé 5 ans plus tôt. »

Un trouble me saisit : ce visage qui me faisait face… C’était celui de mon père, décédé 5 ans plus tôt. Certes, les lunettes que je venais de chausser et cette barbe grise induisaient la ressemblance, rien de bien étonnant… mais le sentiment d’un “au-delà” de la ressemblance m’envahit. “Moi” n’était plus, comme mort… Lui était là, vivant. J’étais mon père. Je repris mes esprits. Moteur. Face à la caméra, je commençai à sculpter une splendide tête… de diable.

Un bruit métallique se fit entendre. Quelqu’un venait de manipuler la trappe de ma boîte aux lettres. Habituellement, je n’aurais pas cessé de jouer pour si peu, mais là, comme mû par une force extérieure, je me vis couper la caméra et filer vers la boîte aux lettres. J’y trouvai un tract publicitaire artisanal, d’un mauvais papier jaune. Était-ce pour un vide-grenier ou une soirée moules-frites à la maison des associations ? Rien de cela ; il était écrit : “Madame, Monsieur, Je suis sculpteur et vais très prochainement m’installer près de chez vous. N’hésitez pas à me contacter pour toutes commandes…” Quelques photos à l’appui, en noir et jaune : avatar en terre cuite d’une statue de l’Île de Pâques ou statuette humoristique à tête de chiot (ne pas prononcer “chiotte”) intitulée la Vénus de Milou… Mais c’est en voyant la signature que je fus sur le cul… C’était signé “Jean Sorin” : le nom et le prénom de mon père. Qu’un sculpteur dépose un prospectus dans ma boîte, déjà, ça n’arrive jamais. Qu’il débarque le jour où je suis dans la peau d’un sculpteur (ça n’arrive “jamais” non plus), c’est étrange. Mais qu’il porte, de surcroît, les nom et prénom de mon père alors que, burin à la main, je suis en état de mimétisme aggravé avec mon géniteur, là, c’est juste sidérant.

J’avoue m’être sérieusement demandé si, adoptant involontairement l’allure paternelle par le truchement de binocles et de poils au menton, je n’avais pas convoqué un fantôme… Je me suis même interrogé sur une éventuelle relation avec cette inscription gravée dans la pierre, au-dessus de la porte d’entrée de mon atelier : “Perraud Sculpteur”, dont un anagramme phonétique est “Au père sculpteur”. Mon atelier fut en effet, au siècle dernier, celui de cet artiste, concepteur de la fameuse tour LU, bien connue des Nantais. J’ai finalement mis tout ça sur le compte d’un jeu de coïncidences.

Ce n‘est que plusieurs mois plus tard que j’ai lancé une recherche sur ce Jean Sorin. Pas grand chose à son sujet. Un article de Ouest-France, quand même, disant que, peu après la date où son prospectus avait échoué dans ma boîte, son atelier avait entièrement brûlé. Étrange histoire.

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