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Le moi dernier par Pierrick Sorin, épisode 89



Photos / Pierrick Sorin * Photomontage / Karine Pain Publié dans le magazine Kostar n°89 - février-mars 2024


Je suis mort bêtement, le 5 janvier à 17h45. J’avais fait un grand ménage dans mon atelier, histoire de démarrer la nouvelle année d’un bon pied, dans un lieu propre et ordonné. La dernière étape, c’était l’évacuation de tout ce qui m’encombrait inutilement. J’ai bourré ma voiture de cartons, de morceaux de bois et de caisses pleines de pots de peinture périmée. Je suis parti à la déchetterie. Ma cargaison limitait beaucoup ma visibilité ; la nuit tombait… À quelques mètres de ma destination, mon attention fut attirée par un canapé déglingué, abandonné sur le bas-côté. C’est là que j’ai heurté violemment le nez d’un camion poubelle. Il sortait d’un entrepôt. Les caisses de peinture empilées sur le siège passager m’avaient empêché de le voir. Après plusieurs tonneaux, ma voiture s’est stabilisée près du canapé. Dans un ultime sursaut vital, j’ai réussi à m’en extraire. Les pots de peinture avaient volé dans l’habitacle et c’est le corps dégoulinant de bleu, de jaune et de rouge que je me suis affalé sur le canapé. Sur mon corps de pantin distordu, le sang et la peinture se mêlaient avec une certaine harmonie. Les phares du camion éclairaient la scène. J’ai fini comme ça. On aurait dit une performance théâtrale contemporaine belge, violente et dérisoire, issue d’une collaboration improbable entre Jan Fabre et Maurizio Cattelan. Comme je perdais conscience, j’ai entendu une voix lointaine qui déclamait un texte de Schopenhauer : « On dirait que la fatalité veut, dans notre existence, compléter la torture par la dérision ; elle y met toutes les douleurs de la tragédie mais, pour ne pas nous laisser au moins la dignité du personnage tragique, elle nous réduit, dans les détails de la vie, au rôle du bouffon. »   


“Il m'arrive parfois d'imaginer qu'un accident, mêlant tragique, ridicule et esthétique, mette fin à mes jours.”

On l’aura compris : cette mort violente n’était qu’un fantasme… Il m’arrive parfois d’imaginer qu’un accident, mêlant tragique, ridicule et esthétique, mette fin à mes jours. Il y a quelques années, j’avais écrit deux courts scénarios de films sur ce thème. Le premier était fondé sur un incident que j’avais réellement vécu. Je transportais dans ma voiture des bombes de peinture et des briques. Après un virage un peu serré, j’ai vaguement entendu un bruit : un choc suivi d’un “pschiiiiiiiitt”.   

J’ai mis un certain temps à comprendre qu’une brique était tombée sur une bombe dépourvue de son capot de protection. Un nuage de particules vertes m’a enveloppé. Aveuglé, la gorge en feu, j’ai toutefois réussi à m’arrêter. Dans mon scénario, on retrouvait le corps inerte d’un petit homme tout vert, coincé dans des tôles disloquées ; du “Mister Bean”, version noire. Le second scénario parlait d’un photographe, Pierre Sornick, qui menait un travail sériel sur les culs de camions. Il les voyait comme des tableaux de style nouveau réaliste, d’où le titre de ses clichés en série : “Tablomobiles”. Il travaillait au Polaroid. Il parcourait en voiture les autoroutes, de nuit, à l’affût de quelques beaux culs de camion. Quand il en repérait un, il lui “collait au derrière” et lâchait le volant pour prendre sa photo. Évidemment, un jour – enfin, une nuit – un camion a freiné brusquement… Le film se terminait sur un plan serré où l’on passait doucement de la tête fracassée de l’artiste à l’appareil, renversé sur le siège passager. L’épais silence, suivant le crash, n’était rompu que par le bruit caractéristique du Polaroid éjectant la photo. L’image se révélait doucement. Le type était mort mais l’accouchement de l’Œuvre avait lieu. Elle survivait au regard éteint de son géniteur. Finalement, je n’ai jamais réalisé ces films. C’est aussi bien, car j’aurais sûrement pris des risques. En quête d’un résultat artistique, je perds facilement le sens de la réalité et du danger. Je suis passé près de la catastrophe à quelques reprises. J’assume cette attitude. L’art relève d’un élan vital que ne doivent contraindre aucunes règles de sécurité. Elles peuvent éviter la mort de l’artiste mais tuer l’art lui-même.  

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