Le moi dernier, par Pierrick Sorin, épisode 97

Texte / Pierrick Sorin * Photo / Pierrick Sorin Publié dans le magazine Kostar n°97 - octobre-novembre 2025

Août 2025. Dehors, soleil éclatant. Je reste confiné dans mon atelier. Au centre d’une salle obscure, j’ai installé une large vitre, entourée de tentures noires. Une caméra lui fait face, drapée dans une sorte de burka. Seul l’objectif, son œil unique, n’est pas voilé. Nulle forme ne doit accrocher la lumière, nul reflet ne doit polluer la surface du verre. Je suis seul, derrière la vitre.  

Scène 1 : Je danse comme un dingue parmi des volutes de fumée striées de faisceaux lumineux. Lumière, mouvement… l’essence même du cinéma… Scène  2 : Une pluie irisée… des centaines de bulles de savon tombent autour de moi. J’en gobe autant que je peux (berk !). Scène 3 : Le corps enveloppé de flocons virevoltants, je balance, à tour de bras, des boules de neige contre la vitre. Ce n’est guère “de saison” mais j’ai trouvé une bonne recette pour créer de la neige en plein été. Si, par une température ambiante de 36°, une bataille de boules de neige vous tente, procurez-vous du bicarbonate de soude en bonne quantité, mélangez cette substance à un peu d’eau, placez-la une heure ou deux au congélateur et vous passerez un moment joyeux et rafraîchissant. Scène 4 : J’enfile des gants de boxe, je les trempe dans des barquettes pleines de peinture, je cogne la surface du verre. Action painting sur punching glass : accumulation de patates multicolores… Demain, je poursuivrai ces petites expériences. Le but : créer une œuvre vidéo pour un espace particulier, une vitrine. Elle fait face à un espace public très fréquenté. Elle est en hauteur, au-dessus de la ligne de regard des passants. C’est une contrainte : je dois faire des efforts pour capter leur attention. J’ai donc fait de cette idée (capter l’attention) le sujet même de mon travail. Je mets en scène un personnage un peu ridicule et pour le moins fébrile. Il se démène, multiplie les “actions artistiques” à fort impact visuel. Régulièrement, il regarde au loin, à travers la vitre, l’air inquiet, cherchant des yeux un spectateur imaginaire.  

En fin de compte, être artiste, c'est d'abord “faire son intéressant”

Bientôt, mon personnage sera à l’œuvre dans la vraie vitrine, écrin de ce petit théâtre gesticulant. Les passants auront l’impression que cet individu les regarde. La surface vitrée, quant à elle, deviendra le support d’un tableau animé très “punchy”. Au départ, c’est la situation de cette vitrine, éloignée des regards, qui a motivé ce scénario agité. Très vite, j’ai compris qu’au-delà des constructions plastiques qu’il provoque, il était porteur d’une signification liée à certains comportements que les réseaux sociaux favorisent grandement.   

Pour nombre de gens, “être”, c’est d’abord “être vu”. Beaucoup s’ingénient d’ailleurs à tout faire pour accumuler les “vues”. Au-delà, c’est aussi une vision un peu cynique de l’artiste que je propose. Si, en effet, l’artiste produit des phénomènes esthétiques – ce qui est a priori sa noble raison d’agir –, ceux-ci sont, peut-être, et, avant tout, au service d’un désir égoïste : être vu, exister dans l’espace social, augmenter son “capital de visibilité”, selon le terme de la sociologue Nathalie Heinich. En fin de compte, être artiste, c’est d’abord “faire son intéressant”, même pour qui avance sous le masque de l’humilité et du désintéressement. L’intérêt collectif y trouve néanmoins son compte : pour capter l’attention, il faut bien réussir à créer des choses d’une certaine qualité… Enfin, pas sûr… le techno-libéralisme favorise le quantitatif au détriment du qualitatif et bien des “créateurs de contenus” atteignent de jolis seuils de visibilité en cultivant le mauvais goût, l’inepte, voire l’abject. Bref, je vais continuer à gesticuler derrière ma vitre, en espérant être remarqué à bon escient. Quant au lieu et dates de présentation de cette œuvre, je ne peux les révéler pour le moment. Cette création s’inscrit dans le cadre d’un évènement culturel d’importance qui ne sera dévoilé que dans quelques semaines. On vous dira sur les réseaux sociaux de Kostar…