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Agnès Varda : “Je souhaite toujours reprendre au présent ce qui a compté”



Interview Patrick Thibault * Photos / Ciné Tamaris Publié dans le magazine Kostar n°31 - été 2012



Cinéaste, photographe, plasticienne… A Sète, en Chine, à Cannes et au Voyage à Nantes, Agnès Varda est partout et sur tous les fronts. Rencontre un lundi de Pentecôte, chez elle, rue Daguerre.


Comment est venue l’idée de ces Chambres en ville, passage Pommeraye ?

J’ai d’abord eu l’idée de ce que j’appelle Le Magasin de téléviseurs. C’est la reconstitution du magasin de Michel Piccoli dans Une Chambre en ville, le film de Jacques Demy, là où il était. À la différence près que dans le meuble des téléviseurs, il n’y a que des images à moi.

Quel est votre but ?

Il s’agit, pour moi, de ramener ces téléviseurs dans le présent immédiat. Les trois écrans du haut sont un effet miroir de ce qu’on peut voir si on se retourne vers le passage. Deuxième présent, des images du vote le 6 mai dernier.


C’est donc une installation politique ?

Sans plus. J’ai filmé les gestes du vote et ça m’émeut beaucoup de savoir qu’en un petit film, on peut représenter ce que tant de gens ont fait. Le deuxième écran, c’est le temps qui passe, ou plutôt le chaland qui passe. J’ai filmé non stop des chalands sur un fleuve chinois, car c’est mon présent. J’en suis revenue il y a un mois. Et le troisième, c’est un coup de passé avec Nantes autrefois. Les quais, les bateaux et le pont transbordeur qui a laissé une trace telle dans l’imaginaire de Jacques qu’il y en a dans tous ses films.


Célébrer sans nostalgie, c’est caractéristique de votre démarche…

Ni la nostalgie ni l’hommage. Je souhaite toujours reprendre au présent ce qui a compté. Comme je l’ai fait dans Les plages d’Agnès.


“Moi, je n’aime pas le mot artistique. Je fais du cinéma.”

Ensuite, il y a la chambre occupée, paroles de squatteurs…

Quand j’ai visité l’ancienne résidence étudiante du CROUS, abandonnée, salopée, ça m’a semblé évident de faire quelque chose là. J’ai tourné avec de vrais squatteurs. Pas des squats d’artistes qui vivent en communauté, des squats de réfugiés, d’immigrants… Il y a une télévision dans un matelas, une autre dans un poêle à bois et un plat de fayots qui tourne dans le micro-ondes.


Pour montrer ce qui est essentiel aux sans logis…

Manger, dormir, avoir chaud. C’est un peu simpliste. Je ne voulais pas un décor de squat pour faire joli. Pas un décor chic mais un dispositif pour fixer leur révolte. Le dispositif, c’est l’installation. Leurs paroles, c’est le sujet.


On touche là à un de vos thèmes de prédilection, les laissés-pour-compte…

Ceux qui sont en marge, ceux qui vivent de nos restes. C’est toujours le même sujet que Les Glaneurs et la glaneuse. Je ne le dis pas en dame charitable. Je suis cinéaste. Je leur donne la parole avec mes outils. La disposition dans l’espace permet une autre appréhension. Je pense que voir un matelas fait sentir violemment qu’on en a un ou qu’on n’en a pas. Il y a quelque chose avec les vrais objets, les vraies matières, la vraie texture des problèmes.


La difficulté, c’est quand même de faire de l’artistique avec ça, tout le monde n’y parvient pas…

Moi, je n’aime pas le mot artistique. Je fais du cinéma. J’ai tourné Sans toit ni loi avec Sandrine Bonnaire qui jouait un personnage révolté contre tout le monde. Elle s’isolait dans le silence et était rattrapée par le froid. C’était une fiction, mais on lisait ça dans les journaux. Ça me choquait. Je suis frileuse et tous les jours, je me dis dans mon lit que j’ai la chance d’avoir un édredon. Ça n’aide personne que j’y pense, mais je suis extrêmement consciente de mes privilèges.


“Il faut que je fasse attention à ne pas devenir trop sérieuse.”

Vous rentrez de Cannes où on a sélectionné Cléo de 5 à 7, c’est une fierté ?

J’étais très amusée d’être sélectionnée deux fois avec le même film à cinquante ans d’intervalle. Pour moi qui suis passionnée par le temps et ses déclinaisons, c’est très drôle. Ce qui me range définitivement dans les classiques, ah ah ! Je dis que je suis entrée dans le “matrimoine” national. Je suis dans le “matrimoine” classique. Il faut donc que je fasse attention à ne pas devenir trop sérieuse.


Pourquoi dites-vous que vous êtes une vieille cinéaste et une jeune plasticienne ?

On devient plasticienne quand on expose. Officiellement j’ai commencé à la Biennale de Venise 2003. Je préfère le terme anglais, visual artist. J’ai été photographe, j’ai été cinéaste. Je suis entrée dans ce sérail-là à 75 ans. Commencer, à 75 ans, à accéder aux hauts lieux de l’art contemporain c’est presque une blague, un clin d’œil.


Et tout ça avec une histoire de patates…

J’ai attaqué avec Patatutopia. Les patates abandonnées, en forme de cœur respiraient. Sur les écrans latéraux, toutes les variations de ce qui se passe quand les vieilles patates re-germent. Il y a un thème qui me plaît, presque lourdement symbolique, une vieillesse qui re-bourgeonne et la force de la vie me plaît.


Et vous avez montré ça en Chine ?

J’y étais allée en 1957. Vous n’étiez ni né ni conçu. Vous n’avez pas idée de ce que ça pouvait être de ramener mes photos de 1957 en 2012. Les musées sont plein de jeunes. J’ai aussi montré Les Veuves de Noirmoutier, doublé en chinois. Je peux vous dire, ça vaut son pesant de patates, de bonnottes bien sûr.


“Je sens de plus en plus que le mot de passeuse est le plus juste de tous.”

Vous n’arrêtez pas ?

Non, mais ça m’intéresse. Tout ça ce sont des rencontres, du partage. Quel que soit l’âge, la culture, la langue. Partout où je vais, ils comprennent. Il y a des gens que ça inspire, des jeunes que ça galvanise. Je sens de plus en plus que le mot de passeuse est le plus juste de tous. Qu’est-ce qui peut ressortir d’une vieille femme européenne qui a filmé des patates ? À un moment donné ça se présente comme ça.


Vous avez quand même conscience d’être considérée comme une jeune artiste…

Je ne veux pas jouer ce truc-là. L’autre jour, on m’a présentée « la plus jeune de nos cinéastes ». Ce sont des formules idiotes. Je pense à Buñuel qui disait « à bas les commémorations, vive l’oubli ! ». Je travaille, j’ai du plaisir à travailler. J’en ai encore la capacité et il y a des gens qui me protègent de la bêtise.

Noirmoutier, c’est là-bas ou c’est ici dans votre réalité ?

C’est là où Jacques campait adolescent. Il n’avait de cesse de me montrer ça. Jusqu’à ce qu’on trouve un moulin abandonné avec des vitres cassées. C’est très romantique. Puis on a pu l’acheter. On s’y est installé en 62. Maintenant ce sont les enfants et les petits-enfants. C’est là que j’ai connu des gens avec le complexe insulaire bien connu. Ils sont un peu taiseux, mais peut-être parce que je suis veuve aussi, j’ai réussi.


Quelle est votre vision de ce voyage à Nantes ?

J’aime l’idée que ça oblige les gens à avoir le désir de voir. C’est pas confortable et il faut voyager dans le projet. Par exemple, j’adore Sarah Sze qui fait des mobiles incroyables. Ben là, il va falloir aller à Bouguenais dans un coin difficile d’accès pour voir des animaux accrochés dans les arbres. C’est autre chose que la foire de Bâle qui réunit 200 exposants dans un même lieu.


Vous qui venez souvent à Nantes et qui voyez la ville changer, quel est votre voyage à Nantes ?

Toujours le même. Passage Pommeraye, déjeuner ou dîner à La Cigale et traîner un peu.



DES CHAMBRES EN VILLE

Dans le cadre du Voyage à Nantes, Agnès Varda présente deux installations dans le Passage Pommeraye. La première reproduit la boutique de télévisions de Michel Piccoli dans Une chambre en ville. La seconde, consacrée aux oubliés de notre société, est résolument politique.

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