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Johan Le Guillerm, l'alchimiste


Interview / Patrick Thibault * Photo / Joanne Azoubel Publié dans le magazine Kostar n°58 - décembre 2017-janvier 2018

Toute une saison avec Johan Le Guillerm, c’est le défi du Grand T avec les acteurs du territoire métropolitain nantais. Entre spectacles et installations, rencontre avec l’artiste protéiforme. Une tentative d’approche d’un univers singulier pour voir les choses différemment, du moins au-delà du visible.

Dans le spectacle Le pas grand chose, vous commencez par dire “Je cherche le chemin qui ne mène pas à Rome.” L’avez-vous trouvé ?

Je ne sais pas si je suis arrivé au bout du chemin mais j’espère continuer à éprouver le ou les chemins qui ne mènent pas à Rome. Tout mon travail tourne autour de la recherche des choses qui n’existent pas. J’ai beaucoup travaillé sur la piste et sur le fait d’avoir des points de vue différents, voire opposés.


Que ça soit sur la piste ou dans les différentes expositions ou installations, vous tenez d’ailleurs à ce que le public ait plusieurs points de vue…

Dans Monstration, mes objets sont toujours appréhendables de tous côtés. On peut tourner autour et il y a toujours différents sens de lecture. J’y suis attaché car je ne cherche pas à montrer une chose exacte mais qui peut avoir de multiples entrées et lectures. Sous un chapiteau, la réunion de tous les publics permet d’avoir toutes les expressions. Celle d’un enfant, d’une personne plus âgée, d’une culture plus élaborée et une plus populaire. Les réactions des uns influencent le regard et la réflexion des autres.


Peut-on dire que votre démarche, c’est d’abord d’ouvrir les yeux pour voir au-delà ?

L’essentiel, c’est toujours de créer de la perturbation, apporter des repères nouveaux par rapport à ceux installés. C’est la fonction de l’art mais on confond souvent l’art et la décoration. Perturber permet de se poser des questions, de se remettre en question. Ça induit une forme de chaos mental car ces nouveaux repères déstabilisent l’ensemble des repères et de ses propres connaissances. Je pense que ce temps du réajustement crée l’émotion.

“L'essentiel, c'est toujours de créer de la perturbation.”

Vous arrive-t-il d’avoir peur de pas grand chose ?

Sûrement mais je ne vois pas. Dans mes recherches, pas grand chose m’intéresse toujours mais ça n’est pas là que j’ai des peurs. J’ai certainement peur de plein de choses. Et souvent, une peur est faite de pas grand chose ou de rien.


Faut-il être autodidacte pour voir plus loin ?

Pour voir autrement oui. Ça permet d’avoir son propre chemin et ne pas prendre les sillons existants qui vont comme une ornière vous emmener dans les sillons déjà exploités. Lorsque je me lance dans un nouveau sujet, je m’interdis d’aller voir à droite à gauche ce qui a déjà été fait. D’ailleurs, si c’est déjà exploité, ça ne m’intéresse plus.


Secret, est-ce que c’est le spectacle de votre vie ?

Dans le sens où il est toujours en mutation. Chaque fois que je le reprends, la moitié est nouvelle mais je garde un quart du précédent et un quart d’avant. J’ajoute de la matière à la matrice. Elle grandit en fonction de mes recherches, des expositions, des performances. Ce pas grand chose est une matière rhizomatique toujours plus grosse. C’est toute cette recherche et l’ensemble qui me prend la vie.


Est-ce que c’est obsédant ?

Pas plus que la vie de chacun. C’est ma vie.


Continuerez-vous à reprendre Secret jusqu’au bout ?

Tant que j’arriverai à bouger. Pas du tout dans une idée de perfectionnement mais de mutation. Je ne fais pas un nouveau spectacle pour l’améliorer. Abandonner quelque chose, taire un numéro, c’est toujours une douleur.

“Secret ouvre le champ des possibles de l'homme.”

Le public de Secret est d’abord fasciné et émerveillé avant de se poser des questions. Est-ce que ça vous gêne cet “effet wouah” avant les questions ?

L’effet wouah n’est-il pas provoqué parce que le spectateur vient de voir quelque chose qu’il ne pensait pas possible ? Secret ouvre le champ des possibles de l’homme. Ça a toujours été le credo du cirque d’ouvrir les possibles des capacités des hommes, montrer des pratiques minoritaires traditionnelles.


Vous venez du cirque mais vous touchez à l’invention, à la performance et aux arts plastiques. Où vous situez-vous ?

Je me définis comme praticien de l’espace des points de vue. Je ne me sens pas vraiment plasticien, plus vraiment circassien, pas vraiment non plus performeur. Tout ce qui regroupe mes activités, c’est bien la recherche autour du point et la diffusion du focus central. Pour moi, c’est essentiel. Les différents points de vue qu’on a sur un spectacle présenté sur piste, c’est bien plus riche que le regard frontal sur scène. Tout ça nourrit des savoir-faire qu’on finirait par oublier.


Quel regard portez-vous sur le cirque aujourd’hui ?

On parle de cirque par rapport à une imagerie collective, tout ce qui se rapporte au clown, à l’acrobate, c’est-à-dire à l’apparence mais jamais au fond. En n’ayant jamais défendu la spécificité du cirque, le cirque, c’est aujourd’hui tout ce qui ne rentre pas ailleurs. Le fond n’est donc pas pointé comme une chose essentielle historiquement. Même au niveau social, l’endroit où on réunit les hommes sous différents points de vue, ça me paraît relativement important dans une société. Surtout aujourd’hui.


Chacune de vos œuvres ou création doit-elle être un défi technique ?

Non pas du tout. Ce qui m’intéresse, c’est de montrer l’idée, que la technique ne vienne jamais recouvrir l’idée et surtout pas la technologie. Je veux montrer les choses les plus simples mais c’est complexe car la simplicité est le mariage de choses qui doivent être compatibles en un même point. La nature sait faire ça, mais l’homme moins.


“Je n’ai pas de mentor. D’ailleurs l’idée du mentor me dérange. On a aboli les dieux, alors…”

Vous êtes sorti du cirque pour monter sur scène, pourriez-vous sortir de l’artistique pour entrer en science ?

Me confronter à l’institution scientifique, non, pas aujourd’hui. Je la trouve trop figée. C’est un meuble trop compliqué à bouger. D’ailleurs, je n’ai pas la prétention de le faire bouger. Je n’en ai ni les compétences intellectuelles ni les connaissances. Mais je trouve que l’installation a une lourdeur qui entrave la connaissance. Des tas de choses devraient avancer plus vite en science et en médecine.


Mais vous devez avoir des influences, des rencontres avec des œuvres qui ont été déterminantes ?

Je ne pense pas avoir vraiment d’influence artistique. Je n’ai pas de mentor. D’ailleurs l’idée du mentor me dérange. On a aboli les dieux, alors…

Je lis peu. Jamais des romans. Mais j’ai toujours dit que lorsque je serai vieux, je lirai. Et ça commence à venir.


Vous avez un univers très personnel que vous avez créé, comment se fait-il qu’il rencontre le public ?

Parce qu’il y a des programmateurs qui s’y intéressent. Et parce que je suis très bien entouré par des gens qui ont eu l’intelligence et la ténacité de faire en sorte que mon travail aille jusqu’au public. Des artistes intéressants, il y en a plein mais s’ils ne sont pas accompagnés, ils peuvent crever dans leur coin. Il y en a tellement qui restent dans l’ombre.


Au cours de cette année sur le territoire nantais qui vous fait passer par le Musée Dobrée, le Château des Ducs, le Jardin des Plantes, le parc des Chantiers, des salles, vous nourrissez-vous du territoire ?

Forcément puisque je vais vivre ici. Nantes a fait et va faire partie de ma vie et de mon chemin. Je me nourris de la ville. Il n’y a pas que dans mon observatoire que j’élabore les choses.


À la fin de cette année nantaise d’Attraction, est-ce qu’on saura qui est vraiment Johann Le Guillerm ?

J’espère pas car j’aurai déjà changé. Forcément changé mais peut-être de manière imperceptible comme mes Imperceptibles exposés à Dobrée. Et le monde aussi aura changé.


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