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“Le moi dernier” par Pierrick Sorin, épisode 72


Texte et photo / Pierrick Sorin * Photomontage / Karine Pain et Pierrick Sorin Publié dans le magazine Kostar n°72 - octobre-novembre 2020

Calais, le mois dernier. À l’hôtel, j’ai regardé BFM. J’avais du mal à dormir. C’est le mois d’août, j’ai du temps libre ; ça m’incite à entreprendre de multiples activités. Trop. En conséquence, je manque de temps, ça me stresse, j’ai du mal à trouver le sommeil. C’est paradoxal : en période de vacances, on devrait être décontracté. Mais le vide, la vacance, provoque un désir de comblement. C’est un processus dialectique. Sur BFM, Axel Kahn, scientifique, disait que pour éviter les maladies virales, le masque était bien plus efficace que le lavage de mains. J’ai zappé. Sur CNEWS, le grand Raoult disait que seul le lavage de mains était efficace, pas le masque. On s’émeut volontiers face aux propos antinomiques distillés par les médias. Ils sont source d'incertitude. Moi, ça me laisse de marbre. La contradiction est partout. C’est l’essence du monde. Et puis, je suis plutôt enclin au scepticisme. Le sceptique note les contradictions, les déniche parfois, accepte le doute qui en résulte et qui le mène à une forme de détachement. Le détachement n’est pas l’indifférence. Il engendre une certaine quiétude et s’accommode fort bien d’une attitude curieuse comme d’une propension à penser librement. En même temps, je ne suis pas sûr d’être tout à fait sceptique. Le sceptique, par définition, n’est jamais sûr de l’être. Mon hôtel, c’est l’Ibis Style, un hôtel sans style justement. Moins on a de style, plus on tend à affirmer l’inverse, usant d’artifices ou de mots, simplement. C’est un processus logique. Dans la soirée, j’ai dîné avec la directrice de la Cité de la Dentelle, en vue d’une commande : réaliser, pour ce musée, une œuvre mettant en scène des tenues de créateurs qui “font dans la dentelle”. La dame m’a suggéré de goûter un Potjevleesh, assortiment de viandes froides en gelée et ses frites maison. Pas sûr que ça aide à dormir.


“Je ne suis pas sûr d'être tout à fait sceptique.”

Afin de glisser une pointe d'humour dans nos échanges, je lui ai demandé si la boutique du musée proposait aux visiteurs des masques en dentelle. Elle m’a dit que oui. Niveau contradiction, il n’est pas de sommet qu’on ne puisse atteindre. Elle m’a aussi appris que j’étais le seul client de l'Ibis Style à ne pas faire partie des Compagnies républicaines de sécurité ; les casernes dédiées sont saturées. La raison : l’augmentation des tentatives de traversées clandestines de la Manche. Je suis rentré. Un petit air de précarité économique flottait dans les rues. Les enseignes chatoyantes de quelques commerces, néanmoins, émettaient des signes d'espoir : L’Eldorado, la Douce évasion, Le Pacha Royal… Le nom d’un club libertin suscita mon étonnement : “Le Double je”. Le patron est peut-être un psychanalyste lacanien reconverti dans l’échangisme. Ayant regagné ma chambre, je me suis débarrassé d’un papier d’emballage qui encombrait ma poche. À trois mètres de distance, je l’ai expédié, froissé en boule, dans la corbeille. Le succès d’un jet précis apporte toujours un bref sentiment de plénitude. Ayant éteint la télévision, cherchant le sommeil, j’ai laissé mon esprit dériver. L’idée m’est venue d’organiser une activité ludique entre amis. On tente de jeter tour à tour une boule de papier dans une poubelle. On a un point quand on réussit. Un peu sommaire, certes. Mais, à chaque lancé, un adversaire du lanceur, armé d’un ventilateur, peut perturber la trajectoire de la boule. Si alors elle virevolte et qu’un co-équipier de celui qui ventile parvient à l’attraper, il prend le point. Ce jeu pourrait s’appeler “les boules au vent”, ça peut faire un peu nom de club nudiste. J’ai fini par m’endormir. En rentrant à Nantes, j’ai testé mon jeu de “boules au vent”. Techniquement, ça marche, mais au bout de deux minutes on s’ennuie à mourir. Quant à la dimension absurde du jeu, elle ne prête à sourire que pour un temps très limité. Mais bon, le dispositif de jeu permet des photos amusantes. On pourra faire croire qu’on s'est bien amusé.

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